TerritoiresTerritoires
 
Vers l'intérieur des terres
Auteurs : Pascal Buléon, Louis Shurmer-Smith

 

Les régions de l’espace Manche vivent un paradoxe apparent : elles sont littorales de cette mer à l’activité si intense et pourtant, une grande part de leurs activités, une très large partie des habitants et des décideurs, n’en a qu’une faible conscience.

Cette situation prend ses racines dans le processus de construction des sociétés et des économies depuis de nombreux siècles. La marque historique essentielle en est la suivante : elles se sont structurées dans le cadre de deux grands États-nations et de leurs économies nationales et, qui plus est, dans l’aire d’influence de leurs capitales qui se sont affirmées au cours des siècles comme deux métropoles d’envergure mondiale. L’empreinte en est extrêmement forte. Les formes du développement, les formes politiques, celles des États, des régimes, les structures économiques, les structures sociales ont connu sur la longue durée des modifications très importantes. Les contextes, les matrices historiques et spatiales qui donnent à vaste échelle les grandes tendances, les grands traits d’une époque, se sont succédés, se sont modifiés et renouvelés. Pour autant, le fait structurant majeur de la construction au sein de marchés et d’États nationaux et de l’influence d’une ville-capitale ont traversé toutes ces matrices historiques et spatiales et ont continué d’imprimer leur marque.

Il y a eu, en des temps encore plus lointains, d’autres configurations, d’autres matrices historiques et spatiales, mais elles ne sont là aujourd’hui qu’à l’état de traces, à l’état de patrimoine. Elles sont d’ailleurs réinterprétées dans des logiques de mémoires sélectives. La principale de ces configurations à l’état de traces est l’une des dernières avant la constitution des royaumes forts d’Angleterre et de France, la configuration du duché Normand, puis du royaume Anglo-normand qui, au XIIIe siècle, rassemblait des territoires allant du sud anglais au comté de Toulouse. Restent de ces configurations, du patrimoine architectural et un peu de patrimoine artistique et culturel, rien d’autre.

Les deux aires du sud-est et sud-ouest anglais et du nord et nord-ouest français se sont construites selon des variantes d’un modèle géo-historique et économique de cousinage.

La constitution progressive, du XVIe au XXe siècle, de marchés nationaux avec des spécialisations relatives dans les activités économiques, la protection à l’égard des marchandises d’autres États, la volonté accentuée selon les périodes de ne pas dépendre de l’extérieur pour une denrée ou une autre, a conduit à l’émergence de zones de productions, de villes spécialisées. Sur cette trame qui vaut pour toutes les régions des grands pays d’Europe, la présence très tôt puis la croissance continue des puissants foyers économiques de Londres et Paris, ont influencé très fortement, avec des intensités différentes, les sociétés des régions de l’espace Manche. Ces foyers ont été des marchés pour les productions agricoles, des marchés du travail aspirant de nombreux immigrants, des centres intellectuels et artistiques, qui attirent et, en même temps, renvoient fréquemment leurs hommes et leurs produits, des centres d’investissements et de commandement pour leurs économies, des lieux de pouvoir qui influent très fortement.

La particularité n’est pas dans ces fonctions mêmes, car toutes les régions des deux pays les ont connues au cours de la construction des États-nations et des économies nationales, elle est dans le degré et la fréquence. Le degré et la fréquence des relations économiques, de l’influence, du déplacement des hommes et des femmes, ont toujours été plus importants pour les régions les plus proches de Paris et de Londres qu’avec les autres régions des deux pays. C’est justement ce degré, cette ampleur et cette fréquence qui créent un gradient entre les régions, tant anglaises que françaises, au sein de l’espace Manche. Il existe des deux côtés un gradient est-ouest. Les régions les plus à l’ouest ont, jusqu’à un temps récent, le dernier quart du XXe siècle, été caractérisées par leur éloignement, leur situations de finisterre. Ce gradient est-ouest est celui de l’éloignement des principaux foyers et marchés, nœuds d’échanges des marchés nationaux et des capitales. Bretagne et Cornouailles ont longtemps subi des pertes de population, n’étaient pas dans le courant principal du développement économique, manifestation de ce gradient d’éloignement des villes-capitales.

Le Nord, outre sa position proche de l’axe Provinces-Unies – Italie du nord qui l’a concerné de longue date, a trouvé dans la révolution industrielle du XIXe un modèle de développement propre qui l’a porté au siècle suivant, ses ressources en énergie et matières premières. Les vagues de croissance industrielle ont touché à des rythmes et intensité différents les régions, des proches Picardie et Haute-Normandie aux plus éloignées Basse-Normandie et Bretagne.

Le Sud de l’Angleterre, lui, est resté assez largement à l’écart de la révolution industrielle. Pourtant, au cours de la période médiévale, alors que se développait le travail du textile à domicile, une diagonale de croissance apparaîssait, des comtés de l'Ouest à l’East Anglia, l'axe fort de l'Angleterre pro-industrielle était là, Bristol et Norwich comptèrent à ce moment parmi les plus grandes villes d’Angleterre. Puis au XVIIIe siècle un glissement vers le Nord se dessina, et c’est au cœur de l’Angleterre que la nouvelle industrie manufacturière se développa fortement, de larges parties du sud-ouest s’en trouvant délaissées alors que le sud-est, autour de la capitale, continuait de croître.

Le mode de développement économique contemporain a très largement redistribué les cartes. Des années 1950 à 1970, les régions françaises les moins industrialisées ont vu une activité industrielle, souvent portée par les nouvelles branches automobile, électronique, biens de consommation et industrie agro-alimentaire, se développer. Dans le même temps, l’emploi tertiaire a fortement progressé. Puis, le dernier tiers du XXe siècle a vu beaucoup des branches industrielles entrer en restructuration et devenir de plus en plus high-tech. Parallèlement, le tertiaire a continué de croître extrêmement fortement pour devenir dominant, et au plus haut degré en Angleterre.

Ces processus, bouleversants au sens strict, se sont faits sur la trame d’une relation particulière avec la grande métropole-capitale et toujours d’un gradient est-ouest. Les temps de déplacement ont diminué, les espaces à forte qualité environnementale, même éloignés, sont devenus attractifs non seulement pour les touristes, pour les retraités, mais aussi pour les nouvelles implantations d’activités. Ainsi, au regard de l'innovation et du développement économique, les régions peu concernées par la révolution industrielle, disposent-elles de nouveaux atouts à faire valoir dans le jeu avec les régions déjà économiquement puissantes. La qualité de vie et d'environnement, qui ne se résume pas à l'héliotropisme, est devenue un paramètre important dans les nouveaux critères de développement ; quelle que soit leur histoire économique, toutes les régions de l'espace Manche vont le vivre.


Haut