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Les implications territoriales des accords de juillet 2000 dans le golfe normand-breton
Auteur : Christian Fleury

L'accès aux secteurs de pêche dans le golfe normand-breton (situation à l'été 2000)

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Les implications territoriales des accords de juillet 2000 dans le golfe normand-breton

Pour au moins deux raisons, l'accord signé le 4 juillet 2000 au siège des États de Jersey par l'Ambassadeur de France au Royaume-Uni et le Lieutenant-gouverneur, représentant de la reine sur l'île, marque un moment important du processus de délimitations territoriales dans le golfe normand-breton. D'une part, il fixe définitivement le tracé des limites entre la République française et le bailliage de Jersey, possession de la Couronne britannique, dépendant du Royaume-Uni uniquement pour la Défense et les Affaires étrangères. La France règle ainsi le dernier point encore en suspens concernant les frontières de son territoire métropolitain. D'autre part, il entérine une refonte de l'accord de pêche de 1839 dit de la baie de Granville. Ces dispositions ont longtemps fait preuve de leur efficience mais étaient rendues difficilement applicables en l'état en raison d'un grignotage par Jersey de ce qui avait été alors défini comme étant « la mer commune » située entre les zones exclusives respectivement attribuées à Jersey (limites des 3 milles autour de l'île) et à la France (à l'Est de la ligne A à K). Le traité de juillet 2000 abroge donc toutes les dispositions antérieures. Il est présenté comme un compromis de nature à reconnaître d'un côté les évolutions liées notamment aux prétentions des insulaires sur la bande de 3 à 6 milles autour de leurs côtes et d'un autre côté à l'existence des droits historiques des pêcheurs français dont la pérennité aurait pu être remise en cause si le principe d'unilatéralité des décisions avait été adopté sur un territoire désormais officiellement borné.

Trois grands principes se dégagent d'un accord qui conclut 13 années de discussion « rock by rock » selon l'expression du chef de file des négociateurs jersiais.

Il s'agit d'abord de la déconnexion entre les eaux territoriales et l'accès aux zones de pêche. C'est bien entendu la revendication majeure des pêcheurs continentaux. Pourtant, c'est un fait peu courant qui s'explique par les poids historique et économique des pratiques continentales dans les parages des îles Anglo-Normandes. Historique, puisqu'il y a par exemple une longue tradition aussi bien du côté de Carteret que de Granville de fréquentation des plateaux des Ecrehou et des Minquiers, attribués au Royaume-Uni puis rétrocédés au bailliage de Jersey à la suite de l'arbitrage de la Cour internationale de la Haye en 1953. Économique, avec la montée en puissance de la pêche artisanale sur les rives du golfe normand-breton. Environ 500 navires français, dont une large majorité immatriculée dans le Cotentin sont concernés. La pêche y est un secteur dynamique. Ainsi, en s'en tenant à ce qui est directement quantifiable, la Halle à Marée de Granville s'est hissée en 1999 au 5e rang national en tonnage et 9e en valeur avec un chiffre d'affaires d'environ 130 MF. Même si tous les produits débarqués ne sont pas issus des eaux de la baie de Granville, ce chiffre qui ne rend compte ni de l'activité des centaines de navires de la côte Ouest du Cotentin ni de celle des caseyeurs bretons donne une idée de l'importance de la filière pêche pour le littoral du golfe. De son côté, les pêcheurs jersiais ont dégagé un chiffre d'affaires de £M8.2 (environ 90 MF) en 1998. Il convient de préciser qu'environ 40 % de ce montant concerne des bateaux immatriculés à Jersey mais basés dans le Sud de l'Angleterre.

L'exclusivité aux deux parties concernées est également un point à signaler. En effet, seuls les navires d'une part jersiais et d'autre part français de Diélette à Paimpol ont accès à la baie de Granville. Il faut leur adjoindre quelques unités de Bretagne Nord et de la Baie de Seine possédant un droit en raison de pratiques antérieures. Cette exclusion, reconnaissant le caractère particulier du secteur, est une anomalie. Elle devrait nécessiter un passage au Conseil d'État puisque les bateaux français d'autres circonscriptions maritimes se voient en principe empêchés de venir travailler dans la partie française de la baie. Réciproquement, aucun navire anglais ou guernesiais n'a la possibilité d'y pêcher. On a d'ailleurs pu noter les violentes réactions des autorités du bailliage voisin lorsque l'accord s'est avéré patent. Elles se considèrent trahies à la fois par le Royaume-Uni et par leurs voisins insulaires, accusés de privilégier à leur détriment un accord avec la France, avec laquelle Guernesey entretient des relations pour le moins tendues dans le domaine halieutique. Guernesey revendique des droits historiques sur le secteur Nord (hors baie de Granville, dans les eaux territoriales françaises) et Est des Roches Douvres (dans la partie française de la baie de Granville) et n'hésite pas à remettre en cause les relations de bon voisinage avec Jersey tout en brandissant la menace d'une saisie de la Cour européenne des Droits de l'Homme. De leur côté, les parties signataires considèrent les accords de juillet 2000 comme étant « neutres » par rapport à Guernesey.

Le troisième principe est moins original. Il s'agit de la réciprocité des concessions, élément naturel de tout compromis. Ainsi, deux secteurs dans les eaux territoriales françaises à l'Est des Roches Douvres (E) et au Nord de Saint-Malo (F) sont ouverts aux pêcheurs jersiais dans la limite respective de 5 et 2 navires. Réciproquement, les pêcheurs français ont accès à la zone de 3 à 6 milles de Jersey (A, B, C, D et D1). Au-delà de cette apparente simplicité, les modalités envisagées présentent un caractère complexe. Ainsi l'accès à la zone des Paternosters (A) est-il autorisé à 8 navires immatriculés entre Diélette et Agon-Coutainville selon le principe du viager, c'est à dire qu'à la cessation pour diverses raisons de l'armateur de l'un de ces navires dûment enregistrés, il ne sera pas possible de le remplacer par un autre. Cette clause ne vaut pas pour le secteur voisin des Dirouilles (B) où l'accès des 27 bateaux normands est défini par des critères de taille. L'autorisation de travailler dans la zone C est soumise à un autre type de restriction à savoir la non simultanéité de la présence des bateaux listés.

Les limitations d'accès pour les navires français tiennent à plusieurs critères nombre, taille, origine géographique des unités, période de l'année, métiers pratiqués – qui se cumulent parfois selon les zones. Pour illustrer ce propos, la zone D, au Sud de Jersey est ouverte à 6 navires immatriculés à Saint-Malo dont la longueur n'excède pas 15 mètres, dont la puissance du moteur ne dépasse pas 450 CV, pendant la période du 15 octobre au 31 mai, aux seules fins de pratiquer la pêche au filet fixe. Pas moins de 5 critères de restriction sont donc ici mis en œuvre. Cette accumulation n'est pas systématique puisque par exemple, l'accès au secteur E est autorisé à 5 navires jersiais (pris dans une liste de 10) à tout moment et pour tout type de pêche.

Le reste de la baie de Granville est à peu près également partagé entre eaux territoriales jersiaises et françaises. Cet ensemble, de loin le plus vaste, est ouvert indifféremment aux deux parties sous réserve toutefois de détenir une licence appropriée.

Cet accord est une première étape dont les modalités d'application sont l'enjeu de l'année à venir. Elles feront l'objet de discussions dans le cadre réaffirmé de la commission mixte consultative qui doit réunir 4 fois par an des représentants des instances professionnelles de Bretagne, de Normandie et de Jersey, des représentants des administrations françaises et jersiaises et des scientifiques des 2 parties.

À Jersey, on se félicite toutes instances confondues de la conclusion de l'accord. Du côté français, certains estiment avoir sauvé l'essentiel. D'autres, notamment du côté de Granville, voient avec inquiétude la disparition de la notion d'imprescriptibilité des droits de pêche historiques et la fin de la référence à la « mer commune », et considèrent que le traité porte en germe des remises en cause ultérieures. En outre, dans cet espace marin voué à l'imbrication des intérêts, nul doute que les divergences entre pêcheurs français de différents secteurs ainsi qu'entre professionnels pratiquant différents métiers continueront d'alimenter une chronique déjà très fournie.


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