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Une mer très occupée
Auteurs : Pascal Buléon, Frédérique Turbout

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Southampton - © Guy Milledrogues, 2007.

 

Vauban, lors de son inspection du littoral français de 1686 notait dans son rapport : « Quand on sort du port de Cherbourg, on n'est pas à 6 lieues en mer qu'on découvre tout ce qui se passe en l'Angleterre et nos costes ». Trois siècles plus tard, qui se trouve en mer à la nuit tombée voit devant lui, derrière lui, à bâbord, à tribord, où qu'il se tourne, des dizaines de points lumineux de tailles et d'éclats différents, tous se déplaçant à la surface de l'eau, silencieusement pour les plus lointains, accompagnés du grondement sourd des moteurs pour les plus gros. De jour, à la place des lumières, des navires de plusieurs dizaines de mètres de long, hauts comme des falaises de vingt à trente mètres de métal abrupt, surmontés parfois d'une hauteur équivalente d'un chargement de boîtes multicolores, se suivent à quelques encablures ; des car-ferries, de la taille de petits paquebots hauts sur l'eau, passent à vitesse rapide à l'orthogonale de la route des gros navires ; des bateaux de pêche, longs de douze à vingt mètres avec quelques hommes à bord, font leur traîne à vitesse lente, tirant leur chalut pendant plusieurs kilomètres avant de le relever, ils côtoient parfois de très près les grosses unités ; des voiliers naviguant sous voile ou au moteur selon la météo, les croisent selon des trajectoires multiples. Le nombre de bateaux de plaisance s'accentue à l'approche des ports.

En ces lieux, l'œil est attiré de partout par des voiles, des couleurs, des bateaux aux formes et aux vitesses très différentes. Un véritable ballet, à l'esthétique certaine sous le soleil d'été, dans les nuits calmes ou au lever du soleil, intrigant assurément. D'où viennent-ils, où vont-ils tous ces bateaux ? Comment font-ils pour mener cette étrange danse où chacun semble trouver sa place ? Cette activité intense, cette occupation permanente qui devient sur-occupation du premier au dernier jour de l'année avec un pic estival pour la plaisance, font de la Manche la mer la plus fréquentée du globe.

Venant du monde et repartant vers les ports d'Asie, d'Afrique et d'Amérique, ce sont près de 500 bateaux de plus de 300 tonnes qui entrent et sortent de la Manche chaque jour. Rapporté à des unités de temps plus petites, cela accentue le côté spectaculaire : 20 bateaux en moyenne en 1 heure et 1 bateau toutes les trois minutes… À l'orthogonale de ce trafic, l'activité n'est pas moins intense : 4 millions de camions soit 1 camion toutes les 8 secondes, 90 à 120 rotations quotidiennes de ferries entre le continent, les îles Britanniques et les îles Anglo-Normandes, plus de 17 millions de passagers. Ajoutons à cela les 2 300 unités de pêche et une part des 350 000 bateaux de plaisance immatriculés dans la zone et l'on obtient un ballet naval incessant qui saute aux yeux de tout voyageur sur cette mer.

Toute la mer est occupée sur ses 600 kilomètres entre Ouessant et Cap Lizard à l'Ouest et le détroit du pas de Calais, mais l'occupation est néanmoins différenciée. C'est le détroit, bien sûr, qui concentre l'activité la plus intense. Le passage se resserre pour le trafic montant et descendant, la distance entre les côtes est la plus faible et le trafic Angleterre-France est le plus intense. Des 120 rotations par jour qui s'effectuent sur toute la Manche, 40 se situent dans le détroit. Sur les 17 millions de passagers qui traversent la Manche par mer, 14 passent par le détroit. Un camion franchit le détroit sur l'eau toutes les 13,25 secondes et par le tunnel toutes les 22,5 secondes. Pour autant, les autres secteurs de la Manche n'en sont pas moins bien occupés. Sur un niveau d'ensemble élevé, il y a un point de concentration maximale puis un niveau substantiel.

Dans la partie centrale, le trafic est intense également : le trafic d'Est en Ouest qui transite pour l'essentiel mais dont une part bifurque au sud vers la baie de Seine, Le Havre, Antifer le terminal pétrolier et Rouen en remontant la Seine, au nord vers Portsmouth et Southampton. Un trafic transmanche de plus de 2 millions de passagers annuels et un trafic fret qui ne demande que de nouvelles lignes entre les ports de Cherbourg, Caen-Ouistreham, Le Havre, Dieppe, d'une part et Poole, Weymouth, Southampton, Portsmouth et Newhaven, d'autre part. L'ouverture du tunnel a un temps fait craindre que l'activité en pâtisse ; de façon générale le tunnel, s'il a conduit dans un premier temps à des réorganisations profondes du trafic transmanche dans le détroit et a pesé sur le trafic de Dieppe à Newhaven, a surtout ajouté un nouveau trafic. Le trafic dans les parties centrales (Le Havre, Dieppe) et ouest s'est érodé mais les risques pour son avenir sont plus dans son organisation propre et dans la concurrence aérienne low-cost.

Au centre de la Manche, les deux estuaires, celui de la Seine et celui du Solent, sont des espaces de concentration forte du trafic. À l'approche des ports par les grosses unités s'ajoute la circulation plus concentrée des bateaux de pêche et de plaisance. La baie de Seine est une zone de pêche recherchée et ce sont de véritables flottilles de bateaux de plaisance à voile et à moteur qui sillonnent le Solent entre l'île de Wight et les centaines de ports, marinas et mouillages en rivière. Le nord des Anglo-Normandes, au large d'Aurigny, compte également parmi les points les plus occupés sur la carte de cette mer étroite, tous les trafics s'y croisent, les Anglo-Normandes génèrent leur propre trafic, liaisons avec « la grande terre » (la Grande-Bretagne), pêche dans des eaux assez riches, intérêt nautique pour la plaisance. La force des courants et des côtes dangereuses compliquent la situation.

À l'ouest du Cotentin, entre la Bretagne et la Cornouailles, l'occupation est toujours forte mais l'espace est élargi, 175 kilomètres de côte à côte, pas de grand port en vis-à-vis ou en destination. Le trafic international passe, parfois près des côtes. Des ports de Saint-Malo et Roscoff, dix liaisons ferries partent chaque jour, passagers et camions passent en nombre mais on n'est pas dans le surencombrement du détroit. Les mouvements de bateaux de pêche et de plaisance sont eux plus importants autour de Penzance, Newlyn, Plymouth, Brixham, Saint-Malo, Dinard, Paimpol…, mais l'espace est aussi plus large et, chaque côte générant son trafic local, l'ensemble Manche-ouest n'est pas dans la contrainte d'encombrement des estuaires ou du détroit.

Le commerce maritime international a connu un changement substantiel quand dans les années 1960, les conteneurs, « les boîtes » de 20 pieds ont imposé leur facilité de manutention. L'essentiel du trafic de marchandises se fait aujourd'hui ainsi. La montée en puissance de l'économie chinoise sur un fond de croissance des échanges a considérablement accru la demande de transports. Cette forte progression et la prééminence absolue du mode maritime, qui assure 80 % du commerce mondial, constituent deux ressorts, puissants et destinés à durer, de l'intensification du trafic.

La course au gigantisme des unités a repris de plus belle, navires de plus en plus grands, moteurs de plus en plus puissants. En 2006, l'armateur Mærsk a fait construire l'un des plus puissants pour les lignes Europe-Asie, l'Emma-Mærsk charge 13 000 conteneurs, fait 397 mètres de long, est équipé d'un moteur diesel et de deux moteurs électriques d'une puissance totale de 120 000 CV et est manœuvré par un équipage de 13 hommes. Ces géants des mers empruntent la Manche plusieurs fois par an. Ce sont principalement des porte-conteneurs, mais les pétroliers sont nombreux eux aussi, devant la cohorte des gaziers, chimiquiers et vraquiers de toutes sortes et toutes tailles. Une partie non négligeable du trafic en Manche est effectuée par des navires vides. Cette situation, très surprenante au premier abord, s'explique par la dissymétrie des échanges, les conflits d'intérêts, le mode et le niveau d'organisation ou d'inorganisation des transports. Pour les affréteurs des porte-conteneurs venant d'Asie, l'intérêt immédiat et financier est de repartir très vite pour recharger les marchandises qui attendent. Nombre de navires desservant les plus petits ports de la Manche repartent aussi à vide vers le port d'origine.

Le trafic de la pêche qui côtoie ces énormes navires est fait de deux catégories principales : des grosses unités – qui sont de l'ordre de trente à quarante mètres, ce qui est réellement gros pour la pêche et minuscule à l'aune des navires de commerce – et des petites de dix à vingt mètres. Les plus grosses partent pour des campagnes de plusieurs semaines et ces « pêcheries » se sont fortement réduites aux cours des dernières années. Boulogne en était – en est encore – le plus grand port sur la côte française. Elles aussi empruntent la Manche pour se rendre vers leur mer de pêche, mer du Nord, mer d'Irlande, mer de Norvège, mer des Hébrides. Les tailles intermédiaires partent pour quelques jours et conjuguent pêche en Manche, au large des Anglo-Normandes et mer d'Irlande, les plus petites et les plus nombreuses pratiquent la pêche côtière à quelques heures de leur port. En route vers leurs zones de pêche ou en pêche, elles côtoient en permanence tout le reste du trafic, leur terrain d'exercice permanent est la Manche.

La plaisance est une vieille activité de la mer de la Manche. Plusieurs caractéristiques ont poussé à son développement : sur ces mêmes côtes, le tourisme balnéaire est né, dans la Brighton georgienne et les stations normandes du Second Empire, et a suscité des activités ludiques. La proximité de grandes villes a créé un potentiel d'amateurs urbains puis locaux ; enfin la configuration des côtes, les îles et le vis-à-vis, constitue un magnifique parcours de navigation, toujours difficile mais attirant. Les formes, les tailles, la technicité des voiliers ont énormément changé, particulièrement dans le dernier tiers du siècle, la plaisance à moteur a pris une place considérable, la tendance d'ensemble n'a pas varié : le nombre de bateaux de plaisance n'a cessé d'augmenter pour atteindre l'ordre de 175 000 bateaux immatriculés du côté anglais et autant du côté français. Aucune statistique n'existe sur le nombre de jours en mer en Manche, mais l'on peut gager sans grand risque d'erreur qu'il n'a cessé de croître lui aussi depuis les années 1960. Si l'ensemble de la Manche est sillonné et qu'autour de chaque port ou mouillage, il y a toujours une activité de plaisance, plusieurs zones sont particulièrement prisées et occupées.

Le Solent est devant toutes les autres : des dizaines de marinas et de mouillages de Beaulieu à Chichester Harbour, les bateaux de plaisance de toutes natures, voiliers de course, yachts de luxe, petits voiliers austères pour amateurs puristes, sortent par centaines.

Le golfe normand-breton arrive sans doute juste après, moins nettement délimité, plus vaste. Entre Cherbourg, les îles Anglo-Normandes, Granville et Saint-Malo, Dinard, l'intérêt de la navigation, les îles, la beauté des paysages, la variété des mouillages attirent beaucoup des plaisanciers anglais et français du reste de la zone. Au-delà, à l'Ouest, le long des côtes bretonnes et, à l'Est, le long des côtes normandes, du Sussex et du Kent, la plaisance est toujours très active mais n'atteint pas l'intensité de circulation du Solent et du golfe normand-breton. Cette activité est moins importante en remontant vers le détroit.

Lorsque le steamer Caesarea, propriété de la compagnie de chemin de fer Sealink, effectua sa dernière traversée du détroit en octobre 1980, cela constituait, sans que sur le moment cela soit tout à fait perçu, un événement historique. C'était le dernier d'une longue et impressionnante lignée de traversiers des compagnies de chemin de fer britanniques. En effet, dans leur période la plus faste, les chemins de fer britanniques avaient étendu leur activité aux transports maritimes et aériens, aux activités portuaires et hôtelières.

Le développement des « car-ferries », traversiers d'un nouveau genre, a totalement transformé le transport de passagers. Le premier ferry construit à cet effet, chargeant par l'arrière, fut lancé sur la ligne Ostende-Douvres en juin 1949. La première initiative anglaise fut le Lord Warden sur Douvres-Boulogne en 1952. La SNCF ouvrit, elle, sa première liaison sur Calais-Douvres en 1958, avec le Compiègne. En 1964, Otto Thoresen apporta l'expérience scandinave en Manche en introduisant les premiers ferries chargeant par la proue et déchargeant par l'arrière. Une flotte de trois navires toujours immatriculés en Norvège – ce qu'il leur valut le clin d'oeil de l'appellation « Invasion Viking », les Viking 1, 2 et 3, assurèrent les liaisons Southampton/Cherbourg et Southampton/Le Havre. Le « Transmanche » avait pris son essor, il n'allait plus s'arrêter.

Les unités ont grandi en taille et en confort. Les derniers lancés sont proches de petits paquebots de croisière, bien loin des ferries des années 1960 bruyants et sentant le gasoil. Le trafic a augmenté des années 1970 aux années 1990, le pic a été l'année 1994 avec 28 millions de passagers. Le tunnel ouvert la même année y a ajouté, arrivé à pleine charge, plusieurs millions sous le détroit. Aujourd'hui, le trafic s'est tassé mais reste très élevé : 17 millions par bateau, 9 millions par le tunnel. Le trafic fret, lui, connaît une poussée continue, 4 millions de camions par an traversent la Manche, dont 1,3 par le tunnel (2007).

À l'inverse de la plaisance, l'intensité maximale se situe dans le détroit. 80 % du trafic des ferries s'y effectue. Ce n'est pas pour autant que les 20 % restant, couvrant toutes les autres liaisons d'une ligne Dieppe-Newhaven à celle de Roscoff-Plymouth, ne transportent pas beaucoup de monde : 3,1 millions de personnes par an traversent en Manche centre et ouest. L'ouverture du tunnel a fortement secoué le paysage des opérateurs maritimes, mais globalement il a ouvert de nouveaux créneaux et ajouté du trafic. La suppression du duty-free intra-européen, les différences de législation sociale, les stratégies d'opérateurs et la concurrence du low-cost aérien ont beaucoup plus fait que le tunnel dans la constante réorganisation du trafic transmanche. L'histoire, la nature de l'actionnariat et les stratégies des groupes ont largement contribué au changement du paysage transmanche.

Ferries plus grands, plus rapides, plus confortables, toujours plus de camions transportés, le trafic transmanche va continuer du premier jour de l'année au dernier à densifier l'occupation de la mer étroite. La Manche devient ainsi encore plus, petite mer franco-britannique.


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