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Transmanche, une région transfrontalière particulière
Auteur : Pascal Buléon

La question transfrontalière est loin d'être nouvelle dans notre vieille Europe, elle en est même à vrai dire, une de ses dimensions constitutives. La succession des peuplements au cours des siècles - on est là à l'échelle des dizaines de siècles -, les marches d'empire, les couloirs d'échange Nord-Sud et Est-Ouest, la fluctuation et la délimitation durable des frontières d'États-nations des deux derniers siècles, ont construit une réalité économique, sociale et politique particulière, de part et d'autre des frontières des pays d'Europe de l'Ouest. Les appartenances nationales sont marquées, mais les contacts entre populations, les relations entre villes, voire même les échanges de toute nature sont intenses entre zones séparées par une frontière.

L'internationalisation marquée de l'économie au cours des trente dernières années, comme la construction institutionnelle de la CEE, puis de l'UE, ont accentué ce processus. Cette facilitation économique et institutionnelle a permis aux proximités culturelles, héritées de l'histoire, de jouer dans le sens de rapprochements, et de refouler les traits, également présent dans les mêmes populations et également héritées de l'histoire, d'opposition et de crainte de l'autre.

Le vaste contexte, autant psychologique et culturel qu'économique de l'Europe des quarante dernières années, a poussé au rapprochement.

Plusieurs associations de régions, appartenant à des États nationaux différents, sont ainsi nées au cours des dernières années. Toutes se situaient de part et d'autre d'une frontière terrestre. Aucune de part et d'autre d'une mer. La zone transmanche voit naître quelques-unes des premières, sinon les premières, associations de régions séparées par une frontière maritime, dont la forme la plus institutionnellement achevée est l'Euro-région Kent-Nord-Pas-de-Calais. Cette association d'institutions infranationales, dans un cadre communautaire, est bien sûr stimulée par l'ouverture du Tunnel sous la Manche. Elle est en fait la partie juridiquement la plus affirmée, de rapprochements entre régions de part et d'autre de la Manche. La multiplicité des liens qui se tissent des finistères de la Bretagne et de Cornouailles, jusqu'à l'entrée de la Mer du Nord, pose la question d'une nouvelle réalité transfrontalière dans cette partie de l'Europe.

Cette réalité transfrontalière ne se comprend que dans le contexte de l'intégration accentuée au sein de l'UE, et des réagencements au sein des États nationaux, entre les États eux-mêmes et les collectivités territoriales que sont les régions, les counties et les villes.

Cette réalité se pose en termes de zones et non en termes de lignes. La "frontier" en anglais, implique une notion d'étendue, de zone, que n'implique pas "borde " qui n'est que la ligne de démarcation. Le français "frontière" ne rend pas à lui seul cette dimension de zone, il se restreint à "border". Dans le cas de la zone transmanche, nous sommes dans une situation où le bras de mer est le lieu d'intensifications d'échanges de diverses natures, qui ne se limitent pas aux régions proches, mais qui entraînent ces régions dans une intensification de leurs propres échanges et contacts. La génération des nombreux échanges prend sa source principale dans l'agglomération londonienne, l'agglomération parisienne et la dorsale Londres-Milan. Cette impulsion d'échelle européenne génère en même temps, une multiplication de flux, d'échanges et liens, dans la zone transfrontalière de part et d'autre de la Manche. Les caractéristiques et l'ampleur de ces échanges demandent encore à être soigneusement évaluées et explorées.

Demandent également à être explorée, une série de questions qui reviennent toutes à la compréhension de cette réalité transfrontalière, en tant que juxtaposition - trait d'union - convergences ou oppositions de logiques économiques, sociales, et institutionnelles.

Ainsi, il est intuitivement sensible que la multiplication des flux économiques dont nous avons fait mention, bien que, se traduisant par une intensification d'activités dans les régions bordant la Manche, notamment dans le domaine des transports, ne se traduit pas par un niveau d'implantation d'activités industrielles et tertiaires très important. Ces discordances restent à explorer.

Dans la logique de développement territorial de la zone transmanche, on voit nettement se dessiner une partition Nord-Sud, doublée d'une autre Est-Ouest. Deux logiques très différentes y sont à l'oeuvre. Le Sud-Est anglais engagé dans une logique de no development repoussant les créations d'activités, les changements d'infrastructures qui pourraient modifier plus encore l'environnement. Tant dans le Sud-Ouest anglais que dans le Nord-Nord-Ouest français, c'est une logique de développement et de recherche de création d'activités qui prévaut.

Cette discordance de logiques pourrait encore être illustrée, en matière de structures de populations, opposant un Sud vieilli à un Nord qui l'est moins, etc. Or ces oppositions - justement parce qu'elles se développent au sein d'espaces qui se sont rapprochés par la diminution de la distance/temps d'accès, et la fréquence des divers modes de transports, ainsi que par l'affaiblissement des barrières juridiques par le cadre communautaire -, se traduisent par des perméabilités plus grandes. L'opposition de logiques peut parfois se transformer en juxtaposition, concomitance et convergences. La multiplicité des liens entre structures infranationales, entre villes et régions anglaises et françaises, est un des traits de convergence d'intérêt et de pratiques dans le cadre de l'Union européenne. Quel sera l'avenir de ces liens, au-delà d'un lobby coordonné auprès de la commission européenne ? De la réponse à ces questions dépend une large part de la réalité transfrontalière : opposition, juxtaposition, ou convergence.

Les liens et les flux transfrontaliers sont portés avant tout par les hommes. L'interconnaissance entre populations s'est notablement accrue. Quelle est l'incidence en termes d'identités, d'appartenance ? Ce n'est pas un des moindres intérêts d'analyse de la zone transfrontalière quelque peu particulière qu'est "la Transmanche".

 


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