19901990
 
Émergence d'un nouveau contexte pour le Transmanche maritime ?
(décennie 1990)
Auteurs : Pascal Buléon, Thomas Rocher, Samuel Lefevre

La Mer de la Manche est un carrefour de trafic maritime d'importance mondiale. Les évolutions des transports et du commerce mondial modifient les formes de ce trafic. Les points d'arrivée et de départ privilégiés évoluent au cours des décennies, mais une constante demeure : la mer de la Manche est une interface essentielle entre l'Europe et le monde en même temps qu'une « mer intérieure » européenne très fréquentée.

Les matrices historiques et spatiales qui se sont succédées depuis la fin du XVIIesiècle ont profondément remanié les types de transports maritimes, les rôles et les profils des ports, leur relation à leur hinterland, les types de trafics. Le transport à destination lointaine et mondiale a continué de croître tout en modifiant une part de ses destinations et de ses fonctionnements. Aujourd'hui, plus de 260 navires par jour en moyenne passent le Cap Gris Nez dans le Détroit, soit près de 95 000 navires par an. À l'orthogonale de cet important trafic, s'en est développé un autre, surtout à partir de la décennie 1970 : le trafic transmanche entre le continent et les îles britanniques. Il a atteint en 1997, plus de 26 millions de personnes et de tonnes de marchandises entre les ports français et les îles britanniques. À ce trafic avec les ports français, il faut encore ajouter celui avec les ports de la Belgique et des Pays-Bas. Ce volume est considérable, mais la nouvelle donne depuis l'ouverture historique du Tunnel sous la Manche n'est-elle pas de nature à redistribuer les cartes des échanges entre le continent et les îles britanniques ? Les dernières statistiques soulèvent une série de questions sur l'ampleur des changements introduits par le Tunnel, le transport par lien fixe et la montée en puissance de l'Eurostar. Les modifications sur le Détroit étaient jusqu'alors les plus visibles, les opérateurs avaient engagé des opérations de fusion, restructuration et modification de l'offre de transport. Le développement de l'activité du lien fixe combiné aux modifications des infrastructures autoroutières en France ne concourent-t-ils pas à une extension de l'aire d'influence du Tunnel vers l'Ouest ? La combinaison de ce développement et de nouvelles possibilités en termes de distances-temps sur la Manche Ouest sont-elles de nature à accroître globalement le volume et l'intensité des échanges entre les continents et les îles britanniques ? La concurrence accrue va-t-elle se traduire par un affaiblissement des possibilités d'échange par l'Ouest et une captation grandissante par le Tunnel ou un gain d'ensemble par delà les réorganisations du dispositif actuel ?

Enfin, la violente concurrence sur les distances courtes (Sud anglais, Nord français) va-t-elle pousser à la recherche de nouvelles possibilités à distances plus longues (Espagne, Écosse, par exemple) convergeant avec d'autres logiques, celles de l'effort pour s'opposer à l'engorgement des axes autoroutiers et de la réflexion sur environnement et transports ou celles du développement des contacts intra-européens pour les régions éloignées ? Les prochaines années apporteront réponse à ces questions, nous proposons ci-après quelques éléments de repère du trafic transmanche au cours de la dernière décennie qui permettent d'apprécier l'évolution à l'oeuvre actuellement, et les tendances qui s'amorcent. Par delà quelques tendances générales, nous fournissons quelques gros plans sur des ports de la Manche Ouest. Pour permettre la comparaison sans verser dans l'étude de cas, ils sont nécessairement succincts. 

 

A. Le trafic transmanche depuis le début de la décennie 90 : la croissance est une tendance lourde

B. La Manche Ouest touchée par l'extension de l'attractivité du Tunnel ?

C. La montée en charge du Tunnel se poursuit

D. Mobilités de population et intérêts des lignes de l'Ouest
 

A. Le trafic transmanche depuis le début de la décennie 90 : La croissance est une tendance lourde

1994 a été le point haut du transport maritime de passagers des décennies 1980 et 1990 avec 27,9 millions de personnes transportées sur la Manche.

À compter de cette date, le lien fixe fait passer un nombre croissant de personnes et de marchandises sous la Manche, et le mode de transport ferries n'est plus le mode exclusif. L'année 1997 enregistre encore un total de près de 27 millions de passagers « bateaux » mais 1998 descend à 24 millions, soit un recul de plus de 8 %. Dans le même temps, le trafic par le Tunnel atteignait 15 millions de personnes en 1997 et environ 20 millions en 1998. La tendance générale est à l'accroissement, un accroissement même impétueux : près de 28 millions de personnes traversaient la Manche en bateau en 1994, année de l'ouverture du Tunnel ; 24 millions ont fait de même en 1998, auxquels il faut ajouter 20 millions par le Tunnel. Il s'agit presque d'un doublement, le recul du maritime, remis dans cette perspective, est relativement peu important, l'aérien Paris-Londres a dû plus en pâtir. Ce qui est surtout à retenir c'est que du nouveau trafic a été généré. Le développement du trafic transmanche est une tendance lourde, dont au moins la décennie à venir ne verra que l'accentuation.

Cette tendance lourde ne signifie pas que les modalités de ce trafic demeurent semblables non seulement à ce qu'elles étaient avant la révolution que constitue l'ouverture du Tunnel, mais même au cours des premières années de l'ouverture. Le rapport Tunnel/maritime modifie considérablement l'état des choses, non seulement dans le secteur des transports, mais dans les territoires directement concernés. Les modalités même du maritime vont continuer de se modifier. Les évènements des années 1998 et 1999 marquent l'amorce de ces changements qui concernent les compagnies, les types de bateaux, les services offerts, les ports, et les territoires desservis par ces ports.

En accroissement constant depuis les années 1960, le trafic maritime passagers sur la Manche dépasse depuis le début des années 1990 la vingtaine de millions chaque année. L'évolution du trafic marchandise des ports français de la zone s'inscrit, elle, dans plusieurs logiques, plus diverses que le trafic passager.La relation continent-îles britanniques est une de ces logiques parmi d'autres. Le commerce lointain, la concurrence avec les ports belges ou hollandais, prévalent pour les ports les plus importants. L'amélioration de la conjoncture économique des deux dernières années s'est évidemment traduite sur l'activité marchandise.

Entre 1996 et 1998, le trafic total de la quarantaine de ports français a augmenté de 14,14 %, il est passé de 295 millions de tonnes en 1996 à 337 millions de tonnes en 1998. Entre 1996 et 1997, le volume des marchandises a progressé de plus de 9 % (de 295 Mt à 324 Mt), entre 1997 et 1998, de 4 % (de 324 Mt à 337 Mt). Le secteur des transports de marchandises bénéficie, d'une part du calme social relatif sur les quais (après les conflits sociaux nés de la réforme de la manutention portuaire 1991-1994) et d'autre part, de l'accroissement des échanges internationaux. On estime à 5,3 milliards de tonnes le trafic mondial de marchandises, en croissance ces dernières années.

Globalement, la conjoncture favorise le développement de l'activité des ports français de la Manche. 210 millions de tonnes ont été traitées en 1998 contre 178 en 1996, soit une augmentation globale de 18 % entre 1996 et 1998. Les grands ports ont augmenté nettement leur trafic, leurs équipements permettant de recevoir des armements modernes (conteneurs...) alors que les ports départementaux, encore dépendant de l'activité agricole stagnent ou voient leur trafic diminuer.

Les ports du Havre (+ 18,25 % entre 1996 et 1998) ou de Nantes–Saint-Nazaire (+ 28,52 %) – que nous mentionnons là pour saisir une perspective générale, bien qu'il ne soit pas sur la façade Manche –, ont connu une progression de leur trafic liée au développement des conteneurs. Le port de Calais (+ 30 %) bénéficie d'une année 1997 excellente (augmentation de plus de 46 % du trafic transmanche en volume, augmentation de plus de 64 % des véhicules commerciaux, plus de 20 millions de passagers sur les lignes transmanche).

Les restructurations des compagnies maritimes touchent les trafics des ports français de la zone transmanche. Le port de Cherbourg subit la perte de la ligne Cherbourg-Southampton en 1996 de la compagnie Stena (-8,79 %). Dieppe (-31,58 %) accuse la perte d'activité progressive et la fermeture de la ligne Dieppe-Newhaven. Le port de Saint-Brieux-le-Légué, avec une diminution de 80 000 tonnes du secteur de l'alimentation animale en 1998, perd 30 % de son activité.

L'une des fragilités des ports français de la zone transmanche apparaît au travers de ces évolutions : ils dépendent trop souvent d'un seul secteur d'activité, le transmanche pour les plus importants ou le secteur agricole pour les autres. La diversification de leurs activités apparaît impérative dans un contexte de concurrence exacerbée. C'est dans ce contexte qu'il faut apprécier l'évolution du trafic passager et la position relative de la Manche Ouest.

Le trafic passager n'a pas les mêmes ressorts. Sur un fond de mobilité en constante augmentation, la conjoncture économique, le taux de change des monnaies avant la mise en place de l'euro (comme en 1995-1996) jouent sur les flux. Si la tendance générale est à l'augmentation, la répartition de ce flux de plus de vingt millions de personnes est, elle, sujette à variation. La première de ces variations est la rupture historique que constitue l'ouverture du Tunnel sous la Manche en 1994 et donc la possibilité de traverser la mer autrement que par bateau. Les autres variations sont, elles, liées aux modifications réelles et perçues, en termes de distances-temps, de confort et de sécurité, des infrastructures routières sur le continent, ainsi qu'aux modifications de l'offre de transport maritime également en termes de distances-temps ou d'agrément.Dans le trafic passager transmanche, il y a le détroit et le reste. 80 % de l'ensemble des passagers empruntent le détroit. Le reste, c'est-à-dire toutes les lignes de Dieppe-Newhaven jusqu'à la Bretagne, représentent 5 millions et 20 % de l'ensemble. C'est une structure essentielle du trafic et cette proportion ne doit conduire à mésestimer ni les 5 millions, ni les lignes et les ports qui les accueillent à raison de cette proportion. Ils représentent des volumes en eux-mêmes considérables, des vecteurs d'échanges européens diversifiant les possibilités d'un point de passage unique et des potentiels de développement pour les régions concernées.

La Manche Ouest demeure également le lieu de l'exclusivité du maritime quand le détroit est le lieu d'une concurrence entre le lien fixe et les ferries. C'est également dans ce secteur que des innovations de l'offre de transport maritime (transports rapides, navires à confort élevé, prestations multiples) voient le jour.

B. La Manche Ouest touchée par l'extension de l'attractivité du Tunnel ?

Les conditions du trafic maritime et la situation des différents modes de transports sur le continent avaient jusqu'alors limité la concurrence du Tunnel au secteur Est de la Manche et épargné la Manche Ouest. L'année 1998 marque peut-être un changement de cette situation.

Entre 1988 et 1998, l'évolution du trafic a été plus heurtée en Manche Est qu'en Manche Ouest. Calais a connu une vive croissance, atteignant un indice 172 en 1994 puis 188 en 1997 pour une base 100 en 1990. Dunkerque monte à 134 en 1995 puis retombe à 108 en 1995, 79 en 1996, 23 en 1997, et enfin arrête tout trafic en 1998. Boulogne recule dès 1991, chute à 29 en 1993, avant l'ouverture du Tunnel. Calais, Dunkerque et Boulogne ont connu des variations de forte amplitude. Dieppe, à la limite des deux secteurs, a un profil heurté l'apparentant aux ports du Détroit pour les turbulences qu'ils ont subi. Dès 1991, il glisse sous la base 100 de 1990, en 1993, il remonte vivement à 146, puis en pente forte régulière recule jusqu'à l'indice 74 en 1998.

 
Trafic passager en Manche-Est

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Trafic passager en Manche-Ouest

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Trafic passager en Manche Est et Ouest

(Grande-Bretagne et Irlande)

TOTAL
16 400 807 
19 532 640 
20 293 649 
21 274 721 
23 102 525 
24 893 509 
27 401 537 
25 433 358 
25 586 507 
26 391 889 
24 137 163 
Passagers 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998
Dunkerque
1 600 726 
1 524 878 
1 550 688 
1 778 156 
1 950 935 
2 072 958 
1 802 982 
1 673 482 
1 227 096 
359 928 
Calais
8 690 716 
10 534 501 
10 682 281 
11 546 210 
13 862 584 
16 032 019 
18 393  48 
17 055 698 
18 149 157 
20 059 962 
18 116 566 
Boulogne/Mer
1 911 637 
2 659 345 
2 974 821 
2 732 141 
1 783 367 
850 249 
975 013 
741 839 
902 504
874 641 
912 217 
Dieppe
863 551 
925 498 
833 855 
723 090 
739 566 
1 216 486 
1 169 888 
974 852 
818 242 
746 416 
614 664 
Le Havre
827 758 
904 762 
991 161 
958 870 
959 322 
901 440 
969 979 
1 050 284 
988 743 
996 147 
866 366 
Caen
690 081 
869 911 
970 159 
941 338 
1 128 694 
1 152 027 
1 120 238 
978 130 
853 643 
974 219 
965 788 
Cherbourg
1 032 633 
1 203 085 
1 241 472 
1 504 654 
1 788 510 
1 619 873 
1 764 722 
1 755 668 
1 536 791 
1 218 949 
1 419 848 
Saint-Malo*
388 989 
445 586 
475 066 
481 480 
386 089 
412 015 
576 318 
579 016 
561 337 
529 397 
598 457 
Roscoff
394 716 
465 074 
574 146 
608 782 
503 458 
636 442 
628 549 
624 389 
548 994 
632 230 
643 257 
Sources : Ports et CCI, *ne tient pas compte du trafic avec les îles Anglo-Normandes

Évolution annuelle du trafic passager en Manche Est et Ouest (en pourcentage)

TOTAL
19,10
3,90
4,83
8,59
7,75
10,08
-7,18
0,60
3,15
-8,54
47,17
Evo. trafic/port 1988/1989 1989/1990 1990/1991 1991/1992 1992/1993 1993/1994 1994/1995 1995/1996 1996/1997 1997/1998 1988/1998
Dunkerque
-4,74
1,69
14,67
9,72
6,25
-13,02
-7,18
-26,67
-70,67
-100,00
-100,00
Calais
21,22
1,40
8,09
20,06
15,65
14,73
-7,27
6,41
10,53
-9,69
108,46
Boulogne/Mer
39,11
11,86
-8,16
-34,73
-52,32
14,67
-23,91
21,66
-3,09
4,30
-52,28
Dieppe
7,17
-9,90
-13,28
2,28
64,49
-3,83
-16,67
-16,07
-8,78
-17,65
-28,82
Le Havre
9,30
9,55
-3,26
0,05
-6,03
7,60
8,28
-5,86
0,75
-13,03
4,66
Caen
26,06
11,52
-2,97
19,90
2,07
-2,76
-12,69
-12,73
14,12
-0,87
39,95
Cherbourg
16,51
3,19
21,20
18,87
-9,43
8,94
-0,51
-12,47
-20,68
16,48
37,50
Saint-Malo*
14,55
6,62
1,35
-19,81
6,72
39,88
0,47
-3,05
-5,69
13,05
53,85
Roscoff
17,82
23,45
6,03
-17,30
26,41
-1,24
-0,66
-12,08
15,16
1,74
62,97
1990 base 100 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998
TOTAL
81 
96 
100 
105 
114 
123 
135 
125 
126 
130 
119 
Dunkerque
103 
98 
100 
115 
126 
134 
116 
108 
79 
23 
Calais
81 
99 
100 
108 
130 
150 
172 
160 
170 
188 
170 
Boulogne/Mer
64 
89 
100 
92 
60 
29
33 
25 
30 
29
31 
Dieppe
104 
111 
100 
87 
89 
146 
140 
117 
98 
90 
74 
Le Havre
84 
91 
100 
97 
97 
91 
98 
106 
100 
101 
87 
Caen
71 
90 
100 
97 
116 
119 
115 
101 
88 
100 
100 
Cherbourg
83 
97 
100 
121 
144 
130 
142 
141 
124 
98 
114 
Saint-Malo*
82 
94 
100 
101 
81 
87 
121 
122 
118 
111 
126 
Roscoff
69 
81 
100 
106 
88 
111 
109 
109 
96 
110 
112 
Sources : Ports et CCI, *ne tient pas compte du trafic avec les Iles Anglo-Normandes.
 
Trafic passager en Manche Est et Ouest avec détails trafic Irlande et îles Anglo-Normandes
TOTAL
16 564 294 
19 700 839 
20 490 323 
21 466 334 
23 297 155 
25 341 199 
27 793 477 
25 823 650 
25 986 643 
26 821 143 
24 592 267 
Passagers 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998
Dunkerque
1 600 726 
1 524 878 
1 550 688 
1 778 156 
1 950 935 
2 072 958 
1 802 982 
1 673 482 
1 227 096 
359 928 
Calais
8 690 716 
10 534 501 
10 682 281 
11 546 210 
13 862 584 
16 032 019 
18 393 848 
17 055 698 
18 149 157 
20 059 962 
18 116 566 
Boulogne/Mer
1 911 637 
2 659 345 
2 974 821 
2 732 141 
1 783 367 
850 249 
975 013 
741 839 
902 504 
874 641 
912 217 
Dieppe
863 551 
925 498 
833 855 
723 090 
739 566 
1 216 486 
1 169 888 
974 852 
818 242 
746 416 
614 664 
Le Havre
827 758 
904 762 
991 161 
958 870 
959 322 
901 440 
969 979 
1 050 284 
988 743 
996 147 
866 366 
dont Irl.
163 487 
168 199 
196 674 
191 613 
194 630 
164 372 
150 854 
124 241 
106 797 
62 235 
 
Caen
690 081 
869 911 
970 159 
941 338 
1 128 694 
1 152 027 
1 120 238 
978 130 
853 643 
974 219 
965 788 
Cherbourg
1 032 633 
1 203 085 
1 241 472 
1 504 654 
1 788 510 
1 619 873 
1 764 722 
1 755 668 
1 536 791 
1 218 949 
1 419 848 
dont Irl.
         
28 000 
123 000 
Saint-Malo
388 989 
445 586 
475 066 
481 480 
386 089 
412 015 
576 318 
579 016 
561 337 
529 397 
598 457 
dont Irl.
     
17 331 
21 575 
21 583 
20 011 
 
Iles Anglo-N.
     
447 690 
391 940 
368 709 
400 136 
429 254 
455 104 
Roscoff
394 716 
465 074 
574 146 
608 782 
503 458 
636 442 
628 549 
624 389 
548 994 
632 230 
643 257 
dont Irl.
        
132 712 
131 371
139 181 
Sources : Ports et CCI
 

L'évolution des ports de la Manche Ouest a été plus lissée, moins brusque. Les progressions sont moins fortes qu'en Manche Est : aucun port ne dépasse l'indice 150. La progression la plus accentuée est celle de Cherbourg qui, en 4 ans, passant de l'indice 83 (en 1988) à l'indice 144 en 1992 gagne 61 points d'indice. À l'inverse les reculs sont moins vifs, on n'y voit pas les plongées sous la barre de l'indice 100 de 1990, tels Boulogne (indice 25 en 1994-1995-1996), Dunkerque ou Dieppe.

Cherbourg ne passe en dessous de la base 100 qu'une fois en 1997 (-2 points), Caen tourne autour tout le long des huit années (légèrement inférieures 1991 et 1996, deux égales 1997 et 1998, trois légèrement supérieures 1992-1993-1994). Saint-Malo a le profil plus nettement orienté à la hausse : après une baisse en 1992-1993 (indices 81 et 87), il progresse ensuite et se stabilise les dernières années à 115-120. Roscoff se comporte comme Caen et côtoie sa base 100 de 1990, deux années en deçà et le plus souvent au-dessus. Le Havre, – dont il faut rappeler que ce trafic est marginal dans son activité –, a un profil semblable mais un cran au-dessous : sur huit années, cinq sont en dessous de la base 100 de 1990. Les écarts sont faibles (moins de 10 points) mais ils témoignent d'une faible tonicité.Sur le cours de la décennie 1990, au terme de sa huitième année, sur une Manche Ouest à partir du Havre, un port Le Havre est en dessous de son niveau 1990, un autre, Caen, est à son niveau 1990, Cherbourg, Saint-Malo et Roscoff le dépasse de 10 à 20 points. La progression d'ensemble est réelle mais le pas lent. Les trafics du Havre et de Caen sont plus fragiles.

 

Trafic passager de 1996 à 1998 (uniquement le trafic France-Angleterre)

Total
25 264 237
26 166 157
23 898 419
3,57
-8,67
-5,41
Passager 1996 1997 1998 Var. 96-97 Var. 97-98 Var. 96-98
Dunkerque
1 237 284
35  928
0
-70,91
-100,00
-100,00
Calais
18 149 157
20 059 962
18 116 566
10,53
-9,69
-0,18
Boulogne/Mer
904 469
874 641
912 217
-3,30
4,30
0,86
Dieppe
818 013
746 416
614 664
-8,75
-17,65
-24,86
Le Havre
881 946
933 912
866 366
5,89
-7,23
-1,77
Caen
853 643
974 219
965 788
14,12
-0,87
13,14
Cherbourg
1 479 000
1 191 000
1 324 848
-19,47
11,24
-10,42
Saint-Malo
541 325
529 397
598 457
-2,20
13,05
10,55
Roscoff
399 400
496 682
499 513
24,36
0,57
25,07
Sources: Ports et CCI.

Les résultats de 1998 permettent peut-être de voir se dessiner des tendances naissantes. Plusieurs ports, Le Havre, Caen, Cherbourg, Saint-Malo connaissent des variations relativement brusques entre 1996 et 1998 qui ne s'apparenteraient pas à l'évolution molle de la décennie 1990 lisible au travers des indices. Ces variations pourraient être le témoin de l'affirmation d'éléments d'un nouveau contexte. Progression de 6 % en 1997, puis recul de 7 % en 1998 pour Le Havre. Progression de 14 % en 1997 puis recul de 1 % en 1998 pour Caen. Recul de 19 % en 1997, puis progression de 11 % en 1998 pour Cherbourg. Recul de 2 % en 1997 et progression de 13 % en 1998 pour Saint-Malo. Plusieurs phénomènes concourent à ces variations brusques, fermeture d'une ligne ici, réorganisation là, tassement du flux touristique une année lié au cours de la livre, etc.

Globalement, ces variations ne modifient pas radicalement les tendances du trafic sur la Manche Ouest observées toute la décennie. Par contre la série 1996-1998 révèle un phénomène qui ne relève sans doute pas de la variation ponctuelle : le trafic passager du Havre, – qui est marginal dans son activité –, et celui de Dieppe, fléchissent. La chute est rude pour Dieppe : baisse continue depuis 1993, 8 points de recul en 1997, 17 points en 1998, fermetures de lignes et réorganisation, 200 000 passages en moins en 2 années, 7 points de recul en 1998 pour Le Havre. Il faut alors regarder différemment la situation de Caen, non plus isolément mais dans un effet de chaîne : l'année 1997 ramène le port de Caen au niveau du million de passagers annuels, mais les années précédentes depuis 1993 avaient connu une baisse faible mais régulière. L'année 1998 voit une stagnation (-0,87 %). Dieppe, Le Havre, Caen, ne subiraient-ils pas la concurrence du Tunnel plus vivement et plus directement que les années précédentes ?

Les résultats des années 1996, 1997 et 1998 ne permettent pas de répondre avec certitude, mais ils tendent à renforcer l'hypothèse que le cône d'aspiration du lien fixe s'étend vers l'Ouest. Dès les premières années de l'ouverture du Tunnel, la ligne de Dieppe-Newhaven s'était trouvée fragilisée. Ses avantages comparatifs étaient faibles. On s'accordait alors à penser que l'influence du Tunnel n'allait pas au-delà et que la Manche Ouest avait des atouts particuliers que le Tunnel ne mettait pas à mal. Les résultats de Caen, Le Havre poussent au moins à reposer la question. Il est possible, voire vraisemblable, que le Tunnel concurrence les liaisons maritimes au-delà de Dieppe, pas seulement jusqu'à Caen, mais jusqu'à Cherbourg.

 
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C. La montée en charge du Tunnel se poursuit

De 1 200 000 navettes voitures passagers en 1995, le trafic est passé en croissance constante à 3 350 000 en 1998, plus de 170 % de taux d'accroissement entre 1996 et 1998 (300 % d'augmentation). Les navettes passagers autocars ont transporté 23 000 personnes en 1995 et près de 100 000 en 1998. Le tonnage de marchandises est passé de 200 000 tonnes en 1994 à plus de trois millions de tonnes en 1998. L'Eurostar reliant Paris et Bruxelles à Londres transportait 155 000 personnes en 1994, 2,9 millions dès 1995, première année pleine, et a atteint 6,3 millions de passagers en 1998. La montée en charge est forte, les taux de croissance de tous les trafics par le Tunnel sur les deux dernières années, entre 1996 et 1998, dépassent les 30 %.

Cette montée en charge est constituée d'une part d'un report de trafic maritime sur le détroit ainsi que d'une captation d'une part de trafic aérien, et d'autre part d'un nouveau trafic généré par les nouvelles possibilités qu'offre le lien fixe. Il en est ainsi particulièrement de l'Eurostar. À côté de cette liaison centre à centre des deux grandes métropoles Londres et Paris, du trafic de personnes et de marchandises, venant et se dirigeant vers l'Allemagne, le Benelux, le Sud de l'Europe via la vallée du Rhône s'engouffre dans le tunnel. La concurrence au trafic maritime de la Manche Ouest n'est pas faite de cela.

 
Évolution du trafic du Tunnel sous la Manche
Total passagers
nc
7 342 326
13 317 946
14 922 354
20 000 000
172,39
 
Trafic 1994 1995 1996 1997 1998 Var. % 95-98 Date ouvert.
Navettes passagers (voitures)
0
1 222 694
2 076 954
2 319 160
3 351 348
174,10
26.06.95
Navettes passagers (autocars)
0
23 626
57 971
64 579
96 324
307,70
26.06.95
Navettes fret (camions)
52 785
390 975
519 003
* 255 908
704 666
80,23
25.07.94
Eurostar (passagers)
155 021
2 920 309
4 866 566
6 004 268
6 307 849
116,00
14.11.94
Trains marchandises (tonnes)
207 831
1 349 802
2 360 906
2 923 200
3 141 348
132,73
01.06.94
nc : non communiqué Incendie dans le tunnel (18.11.96). Sources : Eurotunnel et Rives Manche.

La captation ou l'attraction d'un trafic pouvant passer par les ports de la Manche Ouest résulte pour partie de l'amélioration du réseau routier français sur la façade littorale de la Manche. Lorsque les liaisons routières étaient difficiles entre Rouen et Calais, entre les deux rives normandes de la Seine, l'attraction du Tunnel était plus faible, le gain comparatif peu important.

 
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Avec l'ouverture complète de l'A84, dite autoroute des Estuaires entre Rouen et Dunkerque, et entre Caen, Le Havre et Dunkerque, la distance-temps est considérablement modifiée. Le lien fixe « se rapproche » ainsi un peu plus de la partie Ouest de la France.

D. Mobilités de population et intérêts des lignes de l'Ouest

L'extension du cône d'influence du lien fixe n'est pas pour autant un phénomène dont il faudrait penser qu'il répond systématiquement et de façon très large aux besoins des passagers des lignes maritimes de la Manche Ouest.

Les provenances et les destinations des passagers des lignes maritimes sont instructives à cet égard. Il ne faut pas avoir une image mentale selon laquelle le trafic passager sur la Manche serait une circulation de personnes dont la moitié viendrait du continent et l'autre moitié de la Grande-Bretagne. Le trafic passager est avant tout un trafic de Britanniques venant sur le continent et rentrant ensuite chez eux : au cours de la dernière décennie, 80 % des passagers sur la Manche étaient des ressortissants britanniques. Les 20 % restant sont essentiellement des continentaux européens, parmi lesquels (17 % de ces 20 %) les Français sont très majoritaires. Les passagers britanniques empruntant la Manche Ouest viennent des régions suivantes: le plus grand nombre du grand bassin Londonien (41 %), puis du Sud-Ouest et du Pays de Galles (31 %), en troisième lieu des Midlands (26 %) et de façon très marginale de l'Écosse (2 %). Pour beaucoup de ces Britanniques dont le but est la villégiature et le tourisme, les destinations se concentrent sur la moitié Ouest de la France : 60 % en 1996 sont allés en Basse-Normandie, Bretagne et Pays de la Loire, 30 % en Aquitaine et Poitou-Charentes. 8 % se sont rendus directement dans d'autres parties du territoire français. Cette destination peut être une première étape d'un voyage plus long sur le continent.

 
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Cette structure des origines et destinations varie un peu dans ses proportions d'un port à l'autre, mais l'origine des arrivants britanniques n'est pas vraiment différente de Saint-Malo au Havre, en provenance de Poole et du Hampshire. Pour cette partie relativement centrale des lignes transmanche, près de la moitié des passagers (48 %) proviennent du South East et de l'East Anglia, près de 22 % du South West et du Pays de Galles, 28 % des Midlands et un petit, mais toujours présent, 1,5 % d'Écosse. Par contre, plus à l'ouest, de façon assez logique, ces proportions se déforment et donnent une plus forte part aux régions de l'ouest de la Grande-Bretagne. Sur la ligne Plymouth Roscoff, 62 % des passagers viennent des régions Ouest, 23 % des Midlands, 9 % du quart Sud-Est et 6 % d'Écosse.

Dans l'autre sens, les Français se rendant en Grande-Bretagne, majoritaires parmi les 20 % de l'ensemble des voyageurs, proviennent en majorité des régions proches : les deux Normandie, Bretagne et Pays de la Loire en troisième position. S'applique là une règle simple de choix du mode de transport selon la proximité. Les destinations suivent une logique du même ordre, plus la ligne prise est à l'ouest, ainsi Roscoff-Plymouth, plus les régions de l'Ouest britannique sont représentées (Cornouailles et tout le Sud-Ouest). Plus la ligne est à l'est, plus Londres représente une part importante des destinations. S'établit ainsi un jeu de destinations où les régions proches des ports d'arrivées reçoivent et conservent une part importante du trafic passager, puis joue une polarisation des grandes métropoles, puis enfin d'autres destinations où le tropisme Ouest-Atlantique au sens très large intervient notablement pour la clientèle anglaise très majoritaire.

Ce jeu d'origines/destinations marque les possibilités, et les limites de l'aspiration du trafic de la Manche Ouest par le tunnel. Les passagers, dont la motivation est le tourisme, peuvent arbitrer entre une traversée qui est le début des vacances et un passage par le tunnel. Les transporteurs pèsent les temps de parcours, les temps de repos obligatoires, les rapports distances-temps et distances-coûts. Il n'est pas certain que pour les passagers se dirigeant sur les régions ouest, le tunnel présente un quelconque avantage. La question se pose toujours en termes relatifs : si le réseau routier nord-sud dans l'ouest français est attractif et non dissuasif, si les liens intermodaux sont développés, cela renforce les ports de la Manche Ouest. Si la situation n'est pas bonne ou se dégrade, cela les dessert. À l'Ouest, dans cette convergence d'un flux croissant, de motivations différentes des clientèles, d'une offre de transport élargie, et de faiblesse relative de ports trop mono-activité et/ou mono-destination, se bâtit un contexte qui pourrait donner naissance à un paysage renouvelé du transmanche maritime.

C'est dans ce contexte qu'il faut apprécier l'ouverture de lignes fret et passagers vers de nouvelles destinations : d'autres ports d'Irlande que ceux actuellement desservis, l'Espagne, demain l'Écosse ? La concurrence est maximale sur les courtes distances pour le « port d'en face ». Rester sur ce créneau unique est une faiblesse pour un port. Ouvrir vers de nouvelles destinations qui intéressent ce même trafic est une réponse possible dont les premiers éléments se mettent en place. Jouent également en ce sens les difficultés de transports terrestres et l'évolution des réglementations les concernant. On pourrait alors voir se dessiner le paysage suivant : autour de l'activité transmanche courte distance amenée à aller de plus en plus vite (arrivée des liaisons 2 h 45 Portsmouth-Cherbourg), des liaisons vers des destinations transmanche intégrant un arrêt sur une île off shore pour le commerce duty free (c'est déjà le cas à l'été 1999 sur les îles Anglo-Normandes et l'île de Man), des liaisons vers des destinations plus lointaines, aujourd'hui Espagne, demain l'Écosse ou le nord de l'Angleterre, et du cabotage tant touristique que de fret pour désengorger les voies terrestres. L'évolution des paramètres environnement-politique-moyens de transports refaçonnerait ainsi le paysage du transmanche maritime.

Si une forte proportion des 4 500 000 passagers annuels sur la Manche Ouest n'est pas directement concernée par le Tunnel, la concurrence, dont on voit qu'elle commence de peser sur les résultats du centre de la Manche, peut jouer de plusieurs façons. Dans un contexte de trafic dont le volume général croît, le tunnel peut – et c'est ce qui se passe actuellement – prendre la plus grande part de la croissance. Le total des passagers sur la Manche, après avoir atteint le pic de 27 millions en 1994, est revenu à 25,5 millions en 1996 puis 24 millions en 1998, quand dans le même temps, les passagers Eurotunnel passaient de 13 à 20 millions. Le gain total est de 17 millions.

Le trafic Manche Ouest est en légère augmentation et s'établit au-dessus des 4 millions, on peut émettre l'hypothèse qu'une part de sa croissance s'est déroutée vers le Tunnel. Cette concurrence peut ne pas se contenter de capter du gain global, mais également peut affaiblir les ports de la Manche Ouest qui sont le plus à sa portée. Dieppe est le plus exposé, il n'y a pas de doute, mais Le Havre et Caen, voire Cherbourg ne sont pas à l'abri. Les infrastructures autoroutières nouvelles accentuent l'effet d'aspiration. Le trafic maritime Manche Ouest du Havre à Cherbourg est clairement plus exposé à la concurrence du Tunnel qu'il ne l'était les premières années.

L'enjeu est évidemment de taille, des emplois, des activités, une dynamique pour les villes et les régions concernées sont en cause. C'est vraisemblablement autour d'un raisonnement de filière, de services et d'attraits multiples que les différents acteurs économiques et institutionnels des régions de l'Ouest peuvent bâtir une réponse. Les mobilités qui se développent d'un rythme soutenu mettent en place de nouvelles équations avec les infrastructures et les modes de transport nouveaux. La concurrence du Tunnel n'est pas en soi mortelle, elle constitue une stimulation pour mieux prendre en compte ce flux en provenance des îles britanniques et transformer pour les ports et les territoires concernés un effet Tunnel en effet carrefour.


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