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Perspectives futures (2050)
Auteur : Pascal Buléon

 

L'espace Manche existe. Son existence n'est pas, aujourd'hui, fortement présente à la conscience de nombre d'acteurs et d'habitants, mais la géographie et des siècles d'actions humaines en ont construit la réalité. Cette réalité est économique, environnementale, culturelle, façonnée de pratiques proches juxtaposées, de passages et d'échanges. Elle est davantage faite d'une marqueterie d'ensembles plus petits à plus forte cohérence, avec des liens entre eux, des dépendances réciproques, des interactions, des aires de cousinage et de voisinage que d'une unicité bien close. C'est une mer étroite qui fait lien en même temps que tampon entre continent et grande île, une « narrow sea » couloir autant que traverse, mais dont l'allongement, les découpes de ses côtes et ses îles, fabriquent des identités et des fonctionnements particuliers sur une partition commune que l'on discerne de prime abord moins que leurs différences.

D'autres forces bien plus puissantes que celles de la partition commune ont prévalu dans le passé et continuent de jouer fortement aujourd'hui  ; des forces économiques, celles des ports de la Hanse, il y a six cents ans, et celles des ports allemands, hollandais et belges aujourd'hui, celles des grandes villes d'influence mondiale que sont depuis des siècles Londres et Paris ; des forces politiques, celles des États-nations, Angleterre et France, depuis leur montée en puissance aux époques royales anciennes jusqu'aux empires du XIXe et aux puissances nationales contemporaines, celles corollaires de la grande fragmentation actuelle des acteurs institutionnels locaux ; des forces culturelles, des modes de faire différents prévalent sur des pratiques communes depuis longtemps.

L'histoire a généré dans l'espace Manche un mélange de traits de culture communs et de différences très fortes, empreintes de moules nationaux puissants. L'histoire politique et les formations économiques et sociales particulières de la France et de la Grande-Bretagne ont produit les fortes différences. Au contraire, les pratiques d'activités similaires, les situations communes sur les rives de la Manche, des histoires politiques et culturelles anciennes ont laissé des héritages communs ou continué de générer des cultures de cousinage. L'histoire du XXe siècle, la Première et surtout la Seconde Guerre mondiale, ont ajouté une dimension affective pour des centaines de milliers de familles, pour qui une histoire de vie s'est imbriquée à l'histoire des États sur les plages de la Manche. Une empreinte durable est restée.

Ces deux faisceaux d'influences et de forces différentes coexistent. La traversée maritime, en même temps qu'elle avait créé un tampon, un amortissement qui n'existe pas à d'autres frontières nationales dans l'Union européenne, crée une forme plus lâche de relations transfrontalières. Il existe une familiarité, pas une identité particulière, les identités se forment à d'autres échelles, locales et nationales. Il commence, et c'est le fait nouveau du début du XXIe siècle, à apparaître un sentiment d'appartenance à un espace qui a un rôle et un destin liés. L'existence de l'espace Manche n'est pas le fait d'un découpage, d'une construction politique, mais le fait de passages, d'échanges, de flux et de contacts.

Que sera cet espace Manche dans une génération ? La réponse à cette question n'est évidemment pas sans incidence sur la vie des habitants des régions qui bordent cette mer. Les lignes qui suivent vont esquisser quelques traits d'un possible futur, mais pas tant pour prévoir, pré-dire, dire avant, mais pour donner à réfléchir sur ce que pourrait être l'inflexion de tendances et de processus en cours. Trois à quatre décennies, c'est le temps pendant lequel peuvent prendre corps de nouvelles réalités, à l'échelle du monde comme à celle de l'espace Manche. Le présent est employé pour décrire une situation qui pourrait être celle des années 2050. Des bribes de ces situations sont déjà là aujourd'hui, elles peuvent se prolonger, s'amplifier. C'est une fiction faite de bribes de réel qui ne prétend rien annoncer, qui ne se prend pas au sérieux et appelle le clin d'œil… mais pour réfléchir sérieusement.

Le projet et la coopération créent de la réalité, donnent de la cohérence à des processus épars. C'est le contraire d'un laisser-faire les tendances majeures, les entrechoquements des processus contradictoires qui ne manquent pas dans un espace restreint.

Ce qui a d'abord conduit aux coopérations qui existent aujourd'hui, ce sont souvent le sentiment de la nécessité et les enjeux formulés en tant que risques. Ils sont importants mais il existe en même temps de forts potentiels, ils sont mésestimés ou même non perçus. Les enjeux liés au potentiel réclament plus d'imagination, plus de construction de projet et pour leur donner corps, plus d'audace et de volontarisme.

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L'espace Manche va continuer d'être un passage, il sera encore plus fréquenté. Les acteurs peuvent faire qu'il ne soit pas seulement ce grand passage qu'il est déjà, mais que s'y ancrent du développement, de la création de valeur, sous des formes très diverses y compris celle de la préservation de l'environnement.

Cet espace était relativement restreint au regard de la concentration des effets économiques, démographiques, de la pression sur la nature. Beaucoup de grands défis de développement s'y concentrent néanmoins.

L'un d'entre eux est lié aux modifications climatiques et à leur interaction avec l'occupation humaine. Ce n'est pas à première vue sur les rives de la Manche que l'on pouvait attendre cette préoccupation. Pourtant la montée constatée du niveau des eaux, la continuation de phénomènes anciens d'érosion du trait de côte dans un contexte d'occupation humaine des littoraux toujours plus importante, conduisent à l'échelle d'une génération à se poser ces problèmes de manière beaucoup plus aiguë et beaucoup plus opérationnelle. Des zones d'habitats sont soumises à ces aléas, la montée du niveau des eaux est sujette à des avis divergents mais le problème se pose déjà. Aux côtés de cette question environnementale de longue portée, il y a toutes celles liées aux nombreuses activités humaines. La cohabitation d'activités aussi différentes que l'habitat, l'activité portuaire, le tourisme, les loisirs, la pêche, la production et le transport d'énergie, la préservation du patrimoine naturel est déjà source de difficultés. On peut aisément imaginer que cette cohabitation sera encore plus délicate dans les trois prochaines décennies.

La question de l'énergie est jusqu'alors peu associée à l'espace Manche. Les changements de paradigme énergétique à l'échelle mondiale auront nécessairement une incidence sur cet espace. De la moitié du XXe siècle à aujourd'hui, la Manche est le couloir de transit de tankers acheminant du pétrole vers l'Europe du Nord, en particulier la France et l'Angleterre qui comptent trois ports pétroliers Southampton, Le Havre-Antifer et Dunkerque et de nombreuses raffineries. Cette situation durera tant que le pétrole sera l'énergie majeure, mais on voit déjà poindre de nouvelles questions. L'énergie nucléaire est très présente avec plusieurs centrales sur la côte sud de l'Angleterre, en Nord-Pas-de-Calais et surtout en Normandie et un centre de retraitement des déchets en Normandie. Les discussions sur l'avenir énergétique et le début de mise en œuvre d'énergies renouvelables conduisent à des questions fortes pour les régions de cet espace.

L'énergie tirée de la mer a été expérimentée très précocement dans l'estuaire de la Rance en Bretagne dans les années 1950-1960. Qu'en sera-t-il dans l'avenir ? Des dispositifs tirant de l'énergie des mouvements de la mer, par les vagues, les marées et les courants, sont mis en œuvre en différents endroits d'Europe et du monde. La mer de la Manche sur les centaines de kilomètres de son pourtour, avec ses marnages parmi les plus importants au monde, dispose d'un potentiel d'énergie marine considérable, sera-t-il exploité ? La question se pose en termes très proches pour l'énergie éolienne, celle-ci a d'ailleurs plus d'avancée que l'exploitation de l'énergie marine. À l'intérieur des terres, de nombreuses éoliennes sont dressées et fournissent de l'électricité. Les parcs d'éoliennes ne sont pas encore très importants, à l'exception de celui au large du Kent, mais la question d'en établir en mer se pose en plusieurs endroits. Le potentiel éolien des rivages de la Manche est un des plus forts d'Europe.

L'éventuelle montée en puissance de ces deux nouvelles sources d'énergies soulève deux questions.

La première est celle de l'avenir et de la morphologie des futurs réseaux. À l'opposé de grandes centrales distantes des principaux foyers de consommation qui nécessitent d'importants réseaux de transport, eux-mêmes objets d'opposition et de litiges, les nouvelles sources d'énergie ouvrent la perspective d'unités plus proches des lieux de consommation, une toute autre problématique d'occupation du territoire. La diversification énergétique pousse à cela. Pour autant, jusqu'alors le développement de nouvelles énergies ne permet pas encore d'envisager la substitution totale et donc la disparition des transports d'énergie longue distance que connaît cet espace.

La seconde est celle, déjà courante en Manche, de la concurrence d'occupation de l'espace : aux fermes d'éoliennes en mer aujourd'hui, aux usines à vagues demain, des communautés professionnelles, telles les pêcheurs, opposent d'autres rationalités. Alors, dans une génération, l'espace Manche, qui est essentiellement un lieu de transit et de réception du pétrole, sera-t-il un espace de production d'énergie renouvelable ?

Le transport maritime est, aujourd'hui, l'un des traits distinctifs les plus forts de l'espace Manche, tant le trafic entre le monde et l'Europe qu'entre les îles Britanniques et le continent. Ce trafic s'est accru dans d'énormes proportions au tournant des années 2000, jusqu'à un quart du commerce mondial. Tous les grands ports ont des projets d'agrandissement. Le trafic fret intra-européen croît également. L'espace Manche est guetté par l'un des mouvements majeurs qui menacent les axes et les nœuds de grandes villes : l'engorgement. Il est à la fois le lieu où la croissance de chacun des modes de transport utilisés, dans sa croissance propre, peut conduire assez durement à l'encombrement excessif et le lieu où une intermodalité peut redonner du jeu et soulager les populations et l'environnement. Tous les acheminements et les croisements dont il est le théâtre peuvent, soit prolonger leur cours actuel, soit connaître des réagencements d'ampleur. L'augmentation quasi inéluctable des grands navires venant du monde peut allonger l'attente dans le Channel comme antichambre des ports de la mer du Nord. Elle peut également voir monter la part des ports de la Manche, et s'organiser un transfert modal vers le fer et le fluvial amélioré, un nouveau cabotage intra-européen et des réseaux de ports s'organiser.

Le transfert modal, l'intermodalité (de la route vers le fer et l'eau) entre mer longue distance et modes terrestres, et entre îles Britanniques et continent, sont des questions européennes qui ont une résonnance particulière dans l'espace Manche et en constituent un enjeu majeur. La mise sur pied de dispositifs de fluidification du trafic, de captation d'une partie du trafic, d'un report de la route sur la mer et le fer à partir des ports de la Manche, se traduirait par une fixation de valeur nouvelle sur ces régions. Cela constituerait une rupture avec une situation séculaire où le passage avec moins de retombées a prévalu. La nouvelle logistique qui se fait jour pour le XXIe siècle est une logistique où, à côté de toute la filière transport, les activités d'intermédiation financière, commerciale, le traitement par transformation ou reconditionnement des marchandises, prennent une place et une valeur plus importantes. Elle peut aussi se traduire par la création de nouvelles structures et de nouvelles formes d'organisation entre acteurs du commerce et du transport : des ports au large pour les « maxi » tirants d'eau, des réseaux de feedering, un nouveau cabotage, de nouvelles lignes intercontinentales, des ports d'éclatement, etc.

Les technologies de l'information portent et accentuent ce processus. Cela crée les conditions pour que, au-delà des ports, plus profondément dans les hinterlands, appuyées sur l'organisation urbaine, se créent des aires de développement liées à cette nouvelle logistique. C'est un des possibles ouverts aux régions de l'espace Manche pour les décennies à venir, mais cela n'est pas du tout le simple prolongement des tendances spontanément à l'œuvre. Les conditions du développement contemporain en créent les possibilités, mais seules de fortes actions, du niveau local au niveau européen, peuvent leur donner corps.

Il en est de même pour leur place dans l'économie de la connaissance. Comme beaucoup d'autres régions, elles ont commencé d'y entrer, essentiellement selon la matrice qui a prévalu depuis des siècles dans leur cadre national, avec leurs points forts particuliers. L'interpénétration économique, interrégionale, dans le cadre national et binational, a toutes les raisons de se poursuivre. Aussi, à la place que cherche à se faire chaque entité, grande ville, comté, département, région, peut s'ajouter et concourir une autre dimension, celle du réseau entre entités de l'espace Manche qui, à la compétition, ajoute une part de coopération en particulier à l'adresse d'espaces lointains d'Amérique et d'Asie. La « coopétition » qui fait cohabiter compétition et coopération, peut être une des voies qui apportent la masse critique, l'aire d'échanges (assez divers mais avec cousinage), la visibilité lointaine pour se faire une place, aux côtés des villes mondiales, Londres et Paris, qui portent leur ombre sur une grande part de l'espace Manche.

Ces questions, qui toutes prennent appui sur des grandes tendances en cours et pourraient bénéficier d'inflexions volontaristes, débouchent sur la question de la gouvernance à l'échelle de l'espace Manche.

La construction de l'Union européenne, les coopérations entre États, les évolutions internes à chacun des deux grands États, posent le problème du niveau pertinent pour régler nombre de problèmes à l'échelle de la Manche et de la capacité d'initiatives et d'interventions d'acteurs institutionnels d'échelle régionale. La question est déjà assez aigüe au début de ce siècle, on voit mal ce qui l'atténuerait d'ici trente ans. On voit aujourd'hui poindre des associations, des regroupements, Arc Manche est le principal, on le voit dans le cadre de politiques sectorielles de l'Union européenne (la pêche), dans le cadre politique communautaire et national (sécurité en mer). On est encore aux balbutiements d'une gouvernance articulant différents problèmes de l'espace Manche. Il y a là un espace d'invention où cadre communautaire, relations entre États et entre collectivités territoriales, ont leur place. Il y aura sans nul doute de nouveaux cadres à mettre en place, conférence permanente, comités consultatifs, groupements d'intérêts…

Le simple prolongement des tendances actuelles à l'œuvre dans l'espace Manche laisse présager un encombrement considérable, une fonction de passage hypertrophiée, une cohabitation d'activités difficile dans une densification et une intensification de toutes natures. La ligne d'horizon souhaitable n'est pas cela mais au contraire un espace qui gagne en fluidité et en cohérence articulée, en s'appuyant sur sa diversité. Tous les acteurs et les territoires de l'espace gagneraient à l'interconnaissance et à l'interrelation. L'espace Manche accroîtrait à la fois son poids en Europe et dans le monde et minimiserait les nuisances auxquelles il est exposé.

Formuler un tel horizon est-il impensable ? Improbable ? Superflu ? Superflu, certes non, car les problèmes auxquels les acteurs et les habitants doivent faire face sont considérables. Improbable, cela dépend de l'audace et de l'engagement d'actions, d'actions économiques et politiques. Impensable, au contraire c'est le fait de le penser, que de multiples acteurs se donnent des lignes d'horizon, qui peut donner corps et réalité à ces possibles.


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