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La Manche, traversées irrégulières et nouvelles mesures franco-britanniques
Auteur : Frédérique Turbout

Le phénomène entamé depuis quelques années en Manche et qui nous oblige à assister quasiment impuissants à de nombreuses traversées irrégulières d’hommes, femmes et enfants à bord d’embarcations de fortune ne s’est pas interrompu. Bien au contraire, le mouvement s’est amplifié et s’est accéléré depuis deux ans. Le nombre de traversées a été multiplié par trois. Alors qu’au début du phénomène, les migrants privilégiaient les traversées par temps calme et de préférence en période estivale, ils traversent désormais par tous les temps, le degré de dangerosité s’est donc amplifié.

En 2021, 1 360 interventions de sauvetage ou d’assistance ont ainsi été enregistrés par les autorités des CROSS en charge de porter secours aux naufragés transmanche. En 2018, soit 4 ans plus tôt, le nombre d’opérations visant à secourir des tentatives de traversées n’était que de 78. En 2021, 35 382 personnes ont tenté de traverser ou ont réussi à franchir la Manche. 8 609 ont fait l’objet de retours en France. Sur ces tentatives réussies ou non, 31 personnes ont perdu la vie et 4 ont été portées disparues. En 2022, le phénomène s’est encore accentué, ce sont quelques 45 000 migrants qui ont tenté et/ou réussi à traverser cette petite mer franco-brittanique.

Comme on le constatait déjà les années passées, ces traversées qui ont longtemps concernées des hommes, plutôt jeunes, souhaitant rejoindre le Royaume-Uni et de la famille, concernent aujourd’hui de plus en plus de familles, de femmes et d’enfants, voire de nourrissons.

Face à ce phénomène qui s’est installé dans la durée, face aux tentatives de plus en plus nombreuses et face au désir toujours présent de ces personnes à gagner l’eldorado anglais, les services de sûreté et de sécurité ont du s’organiser.

En mer d’abord ; ce sont ainsi des vedettes et patrouilleurs de la Marine Nationale qui scrutent le littoral et les eaux transmanche à la recherche de small-boat en perdition. Ils sont accompagnés dans leurs tâches par les services de la gendarmerie maritime, des douanes françaises, des affaires maritimes, de la SNSM et de tous les usagers de la mer. En appui sur mer, la surveillance se fait également dans les airs via les moyens aériens de la Marine Nationale, de la sécurité civile et de la gendarmerie nationale. Depuis peu, la Belgique mobilise également des moyens. La tâche est complexe et même si parfois l’organisation des secours tant français que britanniques peuvent porter à polémique, force est de constater que les accidents sont heureusement limités, et cela alors même que l’étendue d’eau à surveiller s’agrandit de jour en jour. Rappelons toutefois que les pertes de 35 vies humaines sont à déplorées en quelques mois seulement...

En effet, face aux renforcements des contrôles en amont, aux démantèlements des filières de passeurs, et face aux nombreuses patrouilles littorales, les migrants et surtout leurs passeurs s’organisent. Ils déplacent les terrains d’opération vers le sud, avec l’inconvénient majeur que les distances à parcourir en mer ne sont plus du tout les mêmes et sont considérablement allongées. Les risques sont évidemment beaucoup plus grands et les accidents également. Peu importe à ces trafiquants de vies humaines pour qui seul compte, le bénéfice qu’ils pourront tirer de la misère humaine. Tout comme en Méditerranée, les ressorts sont identiques, les enjeux aussi, les espoirs souvent déçus et les risques majeurs.

Face à ce drame humain, deux possibilités s’offrent aux autorités :

  • accompagner les personnes durant leurs traversées, en sécurisant les parcours empruntés vers le Royaume-Uni, au risque de générer des tensions entre France et Royaume-Uni. Pour mémoire, les accords du Touquet sont considérés par les autorités françaises et les associations humanitaires comme une erreur, laissant à la France la lourde tâche de gérer les migrations vers le voisin britannique.
  • renforcer les contrôles en amont et démanteler les filières de passeurs. C’est cette voie qu’ont privilégié les autorités françaises et britanniques.

Le 14 novembre 2022, la France et le Royaume-Uni ont annoncé dans une déclaration conjointe leur volonté de « renforcer la coopération contre l’immigration irrégulière ». Il ne s’agit plus dans ce cas d’accompagner mais bien de lutter contre.

Dans le cadre de cet déclaration, une série de mesures a été signée entre le ministre de l’intérieur du Royaume Uni, Suella Braverman et le ministre de l’intérieur français, Gérald Darmanin.

Ces mesures visent avant tout à renforcer la lutte contre l’immigration irrégulière en suivant 3 principes :

  • le principe de « frontière intelligente » : il s’agit de rendre la route vers le Royaume-Uni non viable en utilisant les ressources et moyens technologiques et humains disponibles, notamment en matière de surveillance et de détection, tels que caméras infra-rouges et drones.
  • le principe de « frontière résiliente » : il s’agit d’organiser le démantèlement des réseaux de passeurs et de l’ensemble des filières en s’appuyant sur la collecte d’informations, notamment auprès des déplacés interceptés eux-mêmes.
  • le principe de « frontière dissuasive » : il s’agit de travailler en amont, avec les pays émetteurs de déplacés, notamment en communiquant sur les risques et la réalité des traversées.

Les gouvernements français et britanniques cherchent à développer selon les mots des deux ministres signataires, une approche plus intégrée et donc plus efficace. Et cela passe par un renforcement des moyens de contrôle sur place. Ils annoncent ainsi le déploiement de nouvelles forces de sécurité côté français (hausse prévue de 40 % dans les 5 prochains mois), le déploiement d’observateurs embarqués dans chaque pays pour améliorer la connaissance des routes et des circuits de cette immigration illégale. L’idée générale est de travailler conjointement au démantèlement des filières de passeurs, notamment la filière albanaise, en ciblant le modèle économique des passeurs. Les investissements envisagés concernent les moyens de surveillance mais aussi d’accueil des déplacés, notamment à leur arrivée dans le sud de la France, pour les dissuader de gagner le littoral de la Manche. Le Royaume-Uni s’est engagé à verser 72,2 millions d’euros.

Cette prise de position qui vise à lutter contre cette « immigration irrégulière » se révélera t-elle efficace ? On peut en douter quand on considère ce qui se passe en Méditerranée depuis plusieurs années. Les candidats à la traversée de la Méditerranée n’ont pas renoncé, et cela malgré les récits des « retours » au pays, malgré les dangers et les nombreux morts, pourquoi en serait-il autrement sur la Manche ? D’autant qu’ils ont déjà fait la moitié du chemin...Le démantèlement des filières de passeurs est un enjeu majeur et frapper leur modèle économique est un véritable défi qui pourrait tendre à limiter les circuits de passage. Mais pour les candidats à la traversée, que se passera t-il lorsqu’ils gagneront le littoral de la Manche et qu’aucune voie de sortie ne leur sera possible ? Rester en France, retourner au pays ou « camper » sur place dans l’espoir d’une éventuelle et improbable issue seront les trois options possibles. Le risque est évidemment que ne se mettent en place de nouvelles jungles.


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