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Les nouvelles routes maritimes du trafic transmanche post-brexit
Auteur : Frédérique Turbout


Le 31 décembre 2020, le Royaume-Uni quittait définitivement l’Union Européenne après des semaines et des mois d’incessantes négociations. Cette période d’incertitude fut mise à profit par de nombreux professionnels pour se préparer autant que faire se peut à cette sortie de l’espace économique européen. Le secteur des transports était ainsi au cœur de toutes les attentions, quoi de plus normal, la géographie elle-même l’imposait, il fallait garder le lien avec le continent européen, partenaire incontournable du Royaume-Uni et cela malgré le Brexit et les lourdeurs administratives qui l’accompagnaient.

Cette petite mer franco-britannique qui liait jusque là avec une fluidité assez extraordinaire, les deux côtés de la Manche allait devenir le terrain d’enjeux en matière de transports et de logistique. Des pires scénarios aux plus optimistes, tous les acteurs du transport, de la recherche, des cabinets spécialisés se sont penchés sur la question. Force est de constater que le pire a été évité, que les autorités ont su réagir à temps et proposer des aménagements permettant de gérer au mieux les nouvelles directives qu’imposaient la remise en place de la frontière. Côté français, la gestion a été efficace et la fluidité a été maintenue. Côté britannique, après quelques situations chaotiques, au fil du temps, la situation a été stabilisée. Pourtant, deux ans après la remise en place d’une frontière administrative en Manche, on ne peut que dresser le constat suivant : les pratiques des habitués du transmanche ont évolué, elles se sont adaptées aux nouvelles contraintes en redessinant le paysage du trafic maritime.

D’une situation fluide, basée sur des pratiques souples à l’émergence de nouvelles façons de « faire le transport maritime » en Manche, les ports de l’espace Manche ne sont pas tous égaux. Les grands gagnants de ce Brexit en matière de fret maritime sont les liaisons depuis et à destination de l’Irlande. De nouveaux hubs se mettent en place réorganisant la géographie du transport maritime dans la zone, obligeant les compagnies maritimes à adopter de nouvelles stratégies dans lesquelles les ports transmanche doivent trouver leur place.

1. Quand transmanche rimait avec fluidité

Il est nécessaire de bien mesurer la situation d’avant Brexit pour comprendre l’importance des changements survenus depuis janvier 2021 concernant le trafic maritime sur cette petite mer franco-britannique. En moyenne, entre 90 et 120 rotations de ferry composaient le trafic transmanche d’avant 2021. Fret et passagers traversaient la Manche en 8 heures maximum et en seulement quelques dizaines de minutes au niveau du Détroit.

Pour le fret venant d’Irlande, les transporteurs irlandais importateurs ou exportateurs privilégiaient la voie routière en utilisant le « Landbridge », cette « route » reliant le marché irlandais au reste du continent et à l’international, empruntant la liaison maritime entre Dublin et Holyhead au Pays de Galles, traversant le territoire britannique en contournant Londres pour gagner les ports transmanche et plus particulièrement celui de Douvres. Cette route permettait aux transporteurs d’effectuer le transit vers le continent en une demi-journée seulement et répondait aux besoins d’acheminement rapide des marchandises à forte valeur ajoutée ou dites sensibles et périssables. 150 000 camions ou remorques empruntaient chaque année cette route pour un total de fret avoisinant les 3 millions de tonnes. Hors de cette route qui permet à la République d’Irlande de rejoindre les marchés de ses partenaires européens, les traversées de camions et remorques s’élevaient à plus de 4,5 millions d’unités sur l’espace Manche.

L’entrée en vigueur du Brexit s’accompagna de la mise en place de mesures sanitaires et d’un renforcement des contrôles douaniers aux frontières. Les temps de traversées couplés à des difficultés et lenteurs administratives ont fait craindre le pire, mais les multiples reports de la date effective du Brexit ont permis aux autorités portuaires de prendre de l’avance. Tous les ports français de la zone ont travaillé à la mise en place d’infrastructures permettant d’éviter une éventuelle congestion du trafic fret, notamment en créant des zones de stationnement pour les camions et remorques en amont des terminaux ferries. Si la place a parfois manqué, des solutions efficaces ont été apportées pour que, dans l’ensemble, la fluidité soit maintenue. Côté britannique, les efforts ont été moins évidents et quelques points de tension ont été observés au lendemain du Brexit. Si quelques lenteurs perdurent, notamment du fait de la lourdeur des formalités administratives, le trafic s’effectue correctement. La pandémie et une baisse notable des échanges transmanche ont également permis d’alléger la pression sur les ports transmanche et de mieux gérer ce trafic. Car le second fait majeur qui a contribué à apporter de la respiration dans les échanges fret transmanche est une baisse notable du trafic sur l’ensemble des ports de la Manche. L’arrêt des échanges lié à la pandémie et leurs baisses en 2019-2020 n’a pas été suivi d’une reprise dans les volumes attendus et espérés par les opérateurs. Brittany Ferries a ainsi fermé temporairement les lignes Saint-Malo - Portsmouth et Cherbourg – Poole, lignes anciennes et historiques de la compagnie, jugées moins rentables, faute de passagers et de fret suffisant durant plusieurs mois.

 

La chute du trafic passagers transmanche et la suspension temporaire de lignes

Le principal opérateur du trafic transmanche passagers en Manche centrale et occidentale est Brittany Ferries. Au fil du temps, la compagnie s’est imposée comme le leader du trafic passager transmanche. Le Brexit puis les épisodes de confinement liés à la pandémie de Covid-19 ont fortement affecté les volumes de trafics passagers de la compagnie. Selon la BAI, le trafic ferry transmanche a chuté de près de 35 %, passant de 1 885 566 passagers en 2019 à 1 226 262 passagers en 2020. La ligne Cherbourg – Portsmouth est celle qui a connu la plus forte décroissance, avec un recul du trafic de près de 58 % en trois ans (2019 : 136 938 passagers, 2020 : 57 294 passagers). De même sur la ligne Le Havre – Portsmouth, le trafic passagers est passé de 134 803 voyageurs en 2019 à 24 278 passagers en 2020, soit une chute de près de 80 % du trafic passagers. L’année 2022 marque une reprise du trafic, Brittany Ferries a ainsi annoncé en mars dernier que les volumes enregistrés sur la période novembre 2021-octobre 2022 affichait un trafic passagers s’élevant à 1 837 125 passagers. Les prévisions pour l’année 2023, et notamment la reprise du tourisme observée depuis plusieurs mois, laissent présager une reprise de l’activité passager et fret sur la Manche. Mais il faut noter que si les chiffres du trafic étaient à la baisse sur la partie Manche, le trafic sur les lignes longues, à destination de l’Espagne, du Portugal ou de l’Irlande étaient, eux, en hausse. Cela vient confirmer la place grandissante des liaisons vers l’Irlande que l’on observe déjà au niveau du transport fret.

 

2. De nouvelles pratiques des transporteurs, de nouvelles opportunités pour les ports transmanche

C’est durant cette période consécutive au Brexit et à la pandémie que de nouveaux usages ont vu le jour. Les consommateurs irlandais ont privilégié des achats depuis le continent plutôt qu’en provenance de l’Angleterre comme cela se faisait jusqu’alors. Les frais de douanes ont en effet augmenté les coûts de vente de certains produits. Quant aux transporteurs, ils ont délaissé le landbridge pour favoriser les traversées directes entre Irlande et continent européen via les ports de la Manche. Les ralentissements et les tracasseries administratives ont eu raison de leurs efforts. Les récents accords de Windsor qui assouplissent les échanges au niveau de la frontière irlandaise en mer sont encore insuffisants pour inverser la tendance observée dès les premiers mois du Brexit effectif. La traversée via les lignes de ferries entre les ports de Rosslare et Cork à destination de la France par Cherbourg, Roscoff ou Dunkerque sont aujourd’hui les nouvelles routes de transit des marchandises en provenance d’Irlande. Au delà de la lourdeur des procédures de contrôle qui handicape le transit des marchandises via le Royaume-Uni à destination de l’Europe continentale, c’est également le problème des marchandises produites en Irlande du Nord et destinées soit au marché britannique, soit au marché européen qui pose problème et fut l’un des points de friction des signatures des accords de décembre 2019.

Le principe qui prévaut aux échanges entre Irlande et Union européenne est le suivant : Les marchandises circulant ou vendues couramment en Irlande du Nord sont nommées « marchandises admissibles » n’ont besoin d’aucune procédure douanière et ont un accès illimité à la Grande-Bretagne. Cependant les marchandises en provenance d’Europe et transitant par l’Irlande du nord à destination de la Grande-Bretagne sont soumises aux contrôles et procédures douanières, avec un léger bémol puisque seules les marchandises indiquées au transporteur par le producteur-expéditeur comme étant en provenance du reste de l’Europe, République d’Irlande incluse, sont contrôlées.

Ce principe repose donc sur le bon vouloir et l’honnêteté des producteurs et non sur un contrôle strict de l’ensemble des produits arrivant en Grande-Bretagne depuis l’Irlande. À l’inverse toute marchandise en provenance du Royaume-Uni et transitant par la République d’Irlande reste soumise aux contrôles douaniers et sanitaires. Cette lourdeur imposée dans les échanges par la réapparition d’une frontière entre Royaume-Uni et continent se traduit pour les transporteurs routiers par de nouveaux choix et de nouvelles pratiques. Désormais, les liaisons se font donc sur des lignes directes entre Irlande et continent. Le gain n’est clairement pas celui du temps de trajet puisqu’il fallait via le landbridge environ 12h pour rallier l’Irlande aux ports du détroit. Il en faut aujourd’hui 36, soit une allongement par 3 du temps de trajet. Si la distance-temps s’est allongée, la distance-coût à au contraire baissé, puisque le voyage par mer limite la consommation de carburant dans une période où le prix de l’énergie explose. De plus, comme sur les lignes classiques transmanche, le temps de traversée est mis à profit par les chauffeurs pour se reposer et éviter ainsi des arrêts de toutes façons nécessaires dans le trajet effectué avant d’embarquer ou en débarquant sur le continent.

2.1. Rosslare, nouveau port majeur du trafic fret en Manche

Rosslare, port ferry irlandais, a vu son trafic augmenter de plus de 476 % depuis le Brexit. Cette explosion du trafic ferry se lit dans le nombre de services journaliers de ferries au départ du port irlandais ; de 3 services journaliers directs, le trafic est assuré aujourd’hui par près de 15 services quotidiens. Les ferries qui accostent à Rosslare viennent de Cherbourg et de Dunkerque. Ce dernier port accueille depuis janvier 2020, une liaison vers l’Irlande de fret accompagné et non accompagné à l’initiative de la compagnie DFDS. 3 services accompagnés de camions et remorques, plus un service sans accompagnateur composent cette nouvelle liaison vers l’Irlande au départ du détroit. Cette ouverture de ligne se complète depuis janvier 2020, de l’arrivée sur le marché du trafic fret d’un grand opérateur que l’on connaissait surtout pour son poids dans le trafic maritime international, la CMA-CGM. Sa filiale Containerships a ouvert deux lignes au départ de Dunkerque, l’une vers Cork et l’autre vers Dublin. Enfin, depuis novembre 2021, le port du Havre et Brittany Ferries proposent une liaison fret hebdomadaire vers Rosslare. Cet ensemble de liaisons fret font de Rosslare, la nouvelle porte d’entrée du trafic marchandises à destination et en provenance de l’Irlande. Le trafic habituel des liaisons ports à ports en Manche centrale et dans le détroit se trouve ainsi déporté vers l’Irlande. Côté français, Cherbourg tire son épingle du jeu.

2.2. Cherbourg, nouvel hub du trafic fret irlandais et anglais ?

Incontestablement, les perturbations enregistrées dans la mise en place du trafic ferries au départ et à l’arrivée des ports anglais, la désaffection des transporteurs irlandais pour la voie du landbridge ont profité au port normand. Cherbourg est aujourd’hui le premier port français pour le trafic avec l’Irlande. Avant même que le Brexit soit effectif, le trafic fret du port reposait en majeure partie sur le trafic en provenance et à destination de l’Irlande via les compagnies Irish Ferries, Celtic Lines et Brittany Ferries. Mais dès la mise en place des règles du Brexit, le trafic du port a très fortement augmenté. En 2022, ce sont près de 100 000 remorques qui ont transité par le port cherbourgeois, soit quelques 8 500 camions ou remorques chaque mois. Trois compagnies se partagent aujourd’hui le trafic irlandais au départ du port : Stena-Line, Irish Ferries et Brittany Ferries. De même le trafic de passagers au départ de Cherbourg vers l’Irlande a fortement augmenté. L’obligation d’un passeport pour gagner l’Angleterre freine les touristes et potentiels visiteurs européens. Aussi, le nombre d’escales ferries a t-il suivi une courbe ascendante, passant de 702 en 2021 à 941 en 2022, et une estimation de 975 pour l’année en cours.

Cherbourg profite de cette manne financière et retrouve une activité qui date de la grande époque ou l’usine Toyota avait fait de Cherbourg son port d’exportation de véhicules. C’est un atout économique pour la ville et pour les transporteurs eux-mêmes. Les autorités locales parlent d’un échange gagnant-gagnant qui satisfait à la fois les transporteurs et permet le développement de l’économie locale. Pour compléter cette offre, la mise en place du ferroutage est programmé sur les lignes Cherbourg-Bayonne pour 2024 et viendra renforcer la position du port normand dans le trafic fret maritime français. Les estimations de ce futur trafic font état de près de 20 000 remorques annuellement transportées depuis l’Irlande, via Cherbourg et l’Espagne ou le Portugal. Ces nouvelles opportunités s’ajoutent à la stratégie portuaire de Cherbourg qui se veut le nouveau port de l’éolien offshore français. Le récent développement du trafic avec l’Irlande peut également ouvrir de nouvelles perspectives et peut faire de Cherbourg, le port d’assemblage et de stockage de l’éolien flottant irlandais.

Le Brexit a permis de redonner à Cherbourg et son port, une position de leader dans le trafic transmanche et irlandais. Les perspectives de développement laissent augurer une expansion des activités et un renforcement de cette position.

 

Pendant longtemps, le regard des observateurs transmanche s’est porté sur le détroit et les échanges rapides et ultra fluides, le Brexit a rebattu les cartes de la géographie du transport maritime transmanche. Désormais, il faut tourner le regard à l’ouest car c’est là que se joue une nouvelle partition, incluant nouveaux hubs, trafics non accompagnés croissants et prises de position des différents acteurs. Les compagnies l’ont bien compris, les acteurs portuaires et régionaux aussi. Le fret transmanche a souffert de la sortie britannique de l’Union européenne, les crises du COVID ont fragilisé les compagnies mais toutes ont résisté et voient dans ce changement des habitudes des transporteurs, une nouvelle opportunité de développement. Les ports transmanche se tournent également vers l’Irlande, Dunkerque en est l’exemple le plus spectaculaire et Cherbourg retrouve une place de choix dans la géographie maritime de cet espace de transit nord-sud entre Royaume-Uni, Irlande et continent européen. Même les grandes compagnies maritimes habituées du transport international de conteneurs ont senti le vent tourner, et le 07 février dernier, le groupe MSC, comme sa concurrente CMA CGM, a ouvert deux lignes de fret conteneurs de Dublin et Cork vers le Havre et Anvers. La route maritime vers l’Irlande représente aujourd’hui une opportunité de développement dans un contexte transmanche fragilisé par le Brexit et les récentes crises liées à la pandémie et très concurrentiel.


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