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Urbanisation
Pour « rural », voir « urbain »… tant l'un est défini par l'autre. Bien que ce qui est appelé rural soit finalement en constante redéfinition, des millions d'Anglais, nourris de la poésie de Wordsworth et des peintures de Constable, se font du rural une représentation d'un havre de paix inchangé. En France, la ruralité depuis longtemps n'est rien de moins qu'une question d'identité collective d'importance nationale, dont une part des habitants se sent dépositaire. Des deux côtés de la Manche, il est difficile de surestimer le mythe du rural dans les représentations contemporaines, tant il y est élevé. Se lamenter sur le sort fait à la campagne et vouloir la protéger des changements n'est pas vraiment nouveau, mais peu de causes provoquent aujourd'hui autant débat et mobilisent à ce point. En 2002, une marche organisée par l'Alliance pour la Campagne a rassemblé dans les rues de Londres le nombre tout à fait exceptionnel de 400 000 personnes. Bien que le lobby pour le maintien de la chasse à courre ait joué un rôle clé dans l'organisation de cette marche, celle-ci exprimait, bien au-delà, les inquiétudes et la désorientation croissante d'un rural anglais en crise. En France, les marches organisées par la Confédération Paysanne, les manifestations autour de « la mal bouffe » et des OGM ces dernières années ou les candidatures CNPT (Chasse, Nature, Pêche et Traditions), expriment pour une part les mêmes inquiétudes et sont devenues un sujet de politique générale. Dans les deux pays, plusieurs décennies de croissance urbaine et de modernisation n'ont pas amoindri l'intérêt porté au « rural ». Dans les années 1950, à peine la moitié de la population française vivait en ville, proportion que la Grande-Bretagne avait atteinte cent ans plus tôt. Le dernier demi-siècle en France a conjugué industrialisation et profondes mutations tant géographiques que sectorielles, en particulier un fort mouvement de croissance urbaine. L'exode rural comme les changements structurels dans l'agriculture ont modifié considérablement ce qu'on appelle « le rural ». Aujourd'hui, la moitié de l'espace rural français n'est pas vouée à l'agriculture. La transformation du monde rural en Angleterre n'a pas été accompagnée par moins de turbulences… mais elle s'est achevée plus d'un siècle et demi plus tôt. Avec l'essor de la révolution industrielle, la croissance urbaine suscita une demande autant de vivres que de force de travail.
L'extension des surfaces cultivées en même temps que l'intensification des cultures se traduisirent par de meilleurs rendements, des techniques de culture et d'élevage plus performantes. L'apparition de machines nouvelles, telles la batteuse à vapeur, vivement contestées par les travailleurs agricoles, générèrent des poches de chômage rural. À la moitié du XIXesiècle, l'agriculture employait en Angleterre moins d'actifs que dans n'importe quel autre pays d'Europe. En dépit de l'ancienneté de ces changements intervenus à des époques différentes de part et d'autre de la Manche, un sentiment de crise continue d'être prégnant aujourd'hui dans le rural. Dans le même temps, la limite entre le rural et l'urbain se trouve brouillée. Les zones de croissance urbaine les plus fortes ne se trouvent pas dans les premières couronnes des grandes agglomérations, mais dans un périurbain lointain qui ne cesse de s'étendre. Le front du changement social s'est déplacé autour des petites villes et bourgs, des zones jusqu'alors rurales. Cette dernière étape du cycle d'urbanisation pénètre profondément dans le rural. En France, 70 % des zones rurales, y compris le rural profond, ont connu un solde migratoire net positif entre 1990 et 2000. Cela conduit des observateurs à parler d'une campagne urbanisée, avec tout ce que cela comprend de menaces pour l'environnement. Pour expliquer l'attirance pour le rural, on peut retenir pour une part un rejet de la ville et de ses inconvénients, il faut ajouter les ressorts connus des migrations, alternantes ou définitives, liées à la retraite et aux résidences secondaires. Ces mutations n'ont pas toujours eu des conséquences positives : les incidences sur le coût de l'immobilier et les services publics ont progressivement fait naître une préoccupation, voire même de l'hostilité. Les migrations de retraités sur les littoraux des deux côtés de la Manche, ainsi que dans certaines zones de l'intérieur, ont crû considérablement au cours des dernières décennies, déformant de manière importante la structure démographique de nombreuses localités. Le développement des résidences secondaires et du tourisme amène en nombre des populations dans les zones rurales. Cette présence forte, mais variable selon les périodes de l'année, crée des à-coups dans la demande de services. Alors que la prolifération de résidences secondaires dans le Devon et en Cornouailles fait l'objet d'une attention croissante, l'impact global est relativement faible comparé à la situation de nombreuses communes littorales en Bretagne et Normandie. Là, des localités voient plus de 50 % du parc de logement vide une partie de l'année. Alors que dans la campagne, que l'on peut dire classique, l'agriculture demeure l'activité principale et que les propriétaires et exploitants gardent l'initiative des changements d'usage, la situation est beaucoup plus complexe dans la campagne où s'exerce la pression périurbaine. C'est vraiment sur le terrain que l'on peut apprécier l'entrechoquement des multiples intérêts privés et institutionnels, sur le terrain où au bout du compte il faut bien obtenir un permis de construire. Le contrôle public du foncier dans le rural est fertile en conflits entre différents intérêts. Les deux péninsules ouest, celles de la Bretagne et de la Cornouailles, illustrent la longue liste de problèmes et de pressions liés au développement tout au long du littoral : le grignotage des landes autour des parcs nationaux ou régionaux, de bonnes terres arables le long des routes, les impacts des extractions de pierres, graviers, matériaux divers, des nitrates, ceux du flux touristique croissant et des résidences secondaires, l'utilisation des terrains par l'armée, la construction de réservoirs, etc., liste non exhaustive des pressions de plus en plus importantes d'origines les plus diverses qui s'intensifient année après année. Pour la première fois, l'espace rural n'est plus structuré par la seule agriculture. Celle-ci continue, certes, de jouer un rôle encore majeur, mais les dimensions résidentielles et de loisirs s'affirment de plus en plus. La charge d'entretien de la nature et des paysages vient s'ajouter à des pratiques de l'espace rural qui ne sont pas nécessairement compatibles. Des deux côtés de la Manche, l'espace rural est devenu un espace constamment disputé. C'est la communauté agricole, elle-même, qui prit l'initiative des pratiques « productivistes », particulièrement en France. Les inconvénients pour l'environnement n'en furent vraiment reconnus que dans les années 1980, avec le développement d'approches plus durables soutenues par des incitations financières. Aussi, la protection de l'environnement s'est-elle affirmée en partie contre l'agriculture intensive. Les premières installations de parcs naturels se sont accompagnées d'une batterie complexe de dispositions réglementaires pour protéger la diversité de la faune et son habitat fragile. En Grande-Bretagne, conjuguer préoccupation environnementale et développement économique et social a constitué une tâche épineuse pour le puissant lobby de protection de la nature. Dans le sud de l'Angleterre, plus l'inégalité sociale va s'accentuant, plus la périurbanisation s'étend dans le rural. Alors que l'achat de fermes par des personnes qui ne les exploitent plus que de manière marginale n'est pas un phénomène nouveau, l'apparition sur le marché de grandes demeures campagnardes dans des sites protégés, dans la ceinture verte ou à proximité, a poussé ces dernières années le prix du foncier vers des sommets. Il est clair que cela ne représente qu'une petite part du rural anglais, mais un boom plus général du prix des maisons au cours des vingt dernières années a inévitablement des conséquences sur l'ensemble du tissu rural. Le phénomène en France ne s'est pas fait aux mêmes seuils, mais la dynamique est exactement la même. Près des principales aires urbaines, l'afflux de professions « hypermobiles » dans des zones encore rurales, attirées par la qualité de vie mais allant tous les jours travailler en ville, a eu des conséquences tant environnementales que sociales. Aussi, ceux qui ont en charge les politiques territoriales ne se donnent-ils pas seulement pour but que le rural soit dynamique et diversifié, mais qu'il soit aussi durable. Le projet Eden en Cornouailles est, pour cette raison, devenu un symbole de la régénération rurale. Dans la France rurale, la survie des exploitations familiales dans une ruralité plus large passe vraisemblablement par des circuits plus courts entre consommateurs et producteurs. Beaucoup a déjà été dit et écrit sur le rural « reconditionné » pour une consommation extérieure, faisant valoir la qualité des produits du terroir, l'héritage de l'architecture, des métiers, les écomusées, etc., et réinventant des identités territoriales. Une part des projets de développement soutenus par des financements publics est tournée vers des activités de tourisme et de loisirs. Nombre de villages et bourgs historiques des deux côtés de la Manche y ont trouvé un véritable renouveau d'activité. Le rural et son héritage, réévalué et marketé, qui ne risquent pas eux de délocalisation, constituent dans les deux pays un bon exemple de développement durable.
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